Les corridors routiers, des infrastructures au service du libéralisme

Parti pris · Depuis plusieurs années, la tendance est à l’ouverture des frontières sur le continent africain. Cette dynamique s’incarne notamment dans les « corridors de transport », devenus l’un des concepts phares des politiques de développement, mais aussi un symbole de la libéralisation à marche forcée des économies africaines.

La RN7 au Niger reliant Dosso à Gaya, ville située à la frontière avec le Bénin.
NigerTZai / Wikimedia Commons

Malgré quelques soubresauts ponctuels1, depuis plusieurs décennies, la tendance est à l’ouverture des frontières sur le continent africain. Cette dynamique s’incarne notamment dans les « corridors de transport », devenus l’un des concepts phares des politiques de développement. La création de ces zones transnationales qui articulent routes, ponts, postes-frontières ultramodernes et ports, est principalement destinée à faciliter la circulation des marchandises en désenclavant les pays n’ayant pas d’accès direct à la mer. Les corridors font ainsi des infrastructures de transport le support de la libéralisation des économies. Ils font de l’avènement du libre-échange la condition essentielle d’un développement qui bénéficierait à tous, comme la Banque mondiale le met en scène dans ses vidéos promotionnelles et dans certaines de ses publications.

Ce consensus ne provient pas d’une conversion massive et soudaine des praticiens du développement aux idées néo-libérales, comme on pourrait le penser au premier abord. Un bref retour sur la période au cours de laquelle ce concept s’est imposé laisse apparaître une histoire plus complexe, marquée par l’affirmation de la Banque mondiale (BM) comme producteur de visions du monde et plus seulement comme simple bailleur.

Corridors, business et petits fours

Nous sommes dans l’une des salles de réunion d’un grand hôtel d’une capitale ouest-africaine. Le reste de l’année, cette salle accueille tantôt les réunions de grands projets internationaux, tantôt celles du Rotary Club local. Cette fois, il s’agit de la réunion annuelle d’un groupe de lobbying réunissant des entreprises et des hommes d’affaires de la sous-région. L’organisation a été créée au début des années 2000 grâce au soutien de la coopération états-unienne. Elle milite pour l’abaissement des « barrières douanières » sur les tronçons routiers reliant Bamako à Dakar ou encore Abidjan à Lagos.

Dans une ambiance feutrée, on retrouve, assis autour des mêmes tables, des représentants de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement (BAD) ou encore des coopérants allemands et états-uniens. Sont aussi présents des représentants des organismes régionaux tels que l’Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine) et la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), des douaniers venus en nombre et en uniforme, ou encore des responsables des différentes autorités portuaires de la sous-région. Dans cet aréopage, les plus nombreux restent des hommes d’affaires de plus ou moins grande envergure, ainsi que des transitaires qui font profession de dédouaner leur marchandise. À terme, ce réseau servira peut-être de base à la mise en place, en Afrique de l’Ouest, d’une autorité de coordination du corridor comme en Afrique de l’Est, plus avancée avec le « corridor Nord » reliant Mombasa à Kigali ou le « corridor Central » reliant Dar Es-Salaam à Kigali2.

Pendant deux ou trois jours, des présentations orales toujours accompagnées de PowerPoint se succèdent. Les participants se livrent ensuite à un jeu de questions-réponses. Aux pauses déjeuner ou café, les cartes de visite et les numéros de téléphone s’échangent entre membres de l’administration et opérateurs privés. À coup sûr, ces relations serviront plus tard à ces derniers en cas de blocage de leur marchandise. Les sujets abordés sont techniques, mais nous sommes entre initiés. On parle de « la charge à l’essieu », de « l’expérience des cautions TRIE », des dernières évolutions de la législation commerciale, du Code des douanes dans la sous-région ou encore des différents systèmes de suivi électronique du transit.

Les bienfaits des infrastructures

Ici, le corridor est plus qu’une suite d’infrastructures mises en réseau. Il est un espace social où, malgré leurs divergences, hommes d’affaires de toutes sortes, transitaires, douaniers et bailleurs internationaux s’accordent sur l’essentiel : le lien entre développement et libre-échange. Mais comment cet espace aussi bien social que physique, tout entier acquis au marché et à la défense des intérêts des entreprises, s’est-il progressivement formé ?

Le financement des infrastructures est l’une des activités maîtresses des politiques de développement dès les années 1950. Même si l’Afrique occupe une place marginale dans les premiers investissements de la Banque mondiale, l’organisation mène des activités importantes dans ce domaine en Amérique du Sud ou en Inde dans les années 1960. Il en va de même pour la Communauté économique européenne (CEE, devenue l’Union européenne en 1993) qui est, elle aussi, déjà à l’époque, l’un des principaux financeurs de ce type de projet. Beaucoup des employés de ces deux organisations proviennent des administrations coloniales, où le transport a été au cœur des politiques publiques. D’autres sont issus des administrations nationales où, dans le sillage du « New Deal » de Franklin Delano Roosevelt3, de forts investissements publics en termes d’infrastructures de transport sont vus comme un moyen de stimuler la croissance.

Il faut attendre le début des années 1960 pour que ces croyances dans les bienfaits des infrastructures prennent la forme d’un discours structuré. Bien que l’Europe soit l’un des plus gros financeurs d’infrastructures, ce n’est pas dans son environnement immédiat que ce discours est élaboré, mais plutôt à Washington. De nombreux groupes de réflexion sont établis dans la capitale états-unienne. Or, à cette époque, ces organisations commencent à orienter leur réflexion vers des problématiques internationales. Le lien entre développement et construction d’infrastructures est alors mis en récit par ces groupes qui animent des projets de recherche, rédigent des articles scientifiques, des livres ou encore créent des indicateurs de toutes sortes. Le tout est financé par le gouvernement états-unien ou des organismes internationaux tels que la Banque mondiale.

Le rôle du personnel technique de la Banque mondiale

Toute cette production intellectuelle a été largement oubliée depuis. De fait, à partir de la fin des années 1980, ce discours est progressivement reformulé. Le lien entre développement et infrastructures de transport ne passe plus par la mobilité des biens et des personnes, mais par la mobilité des biens seuls. Par ailleurs, cette mobilité ne se suffit plus à elle-même. Les infrastructures n’ont de valeur que lorsqu’elles permettent au marché d’exister.

Ce changement va de pair avec l’apparition de la notion de « corridor » dans le vocabulaire des professionnels du développement. On ne sait pas grand-chose du passage de cette notion de la sphère scientifique aux sphères décisionnelles. Dans le contexte nord-américain, qui est le mieux documenté, il semble s’être opéré sous l’effet de la proximité entretenue par les géographes avec l’administration fédérale à partir de la Seconde Guerre mondiale4. À ce moment, l’expression ne correspond cependant qu’à une simple unité de planification. Elle permet de découper un territoire à l’échelle régionale afin d’y prévoir des investissements en termes d’infrastructures.

Au sortir des années 1980, le personnel de la Banque mondiale s’empare de cette expression pour lui donner un tout autre sens. Selon les archives de l’organisation, l’affirmation de cette notion est étroitement liée à celle du personnel dit « technique » au sein de l’organisation. À cette époque, cette partie du personnel, majoritairement composée d’ingénieurs, s’interroge sur la nature des projets effectués en matière de construction d’infrastructures de transport. Au même moment, une réforme interne d’une importance sans précédent leur donne plus de liberté dans la définition des projets. Les ingénieurs, cantonnés jusqu’ici à une expertise technique, se saisissent de cette opportunité pour donner un nouveau sens au projet d’infrastructures de transport.

Un outil de promotion du libre-échange

Ce retournement se concrétise par la création d’un programme de recherche tel que le Sub-Saharan Africa Transport Policy Program (SSATP). Le programme est financé par une multiplicité de bailleurs, mais il est étroitement contrôlé par le personnel de la BM. Il produit une réflexion de fond sur les politiques publiques de transport en Afrique subsaharienne. C’est notamment dans cet espace que s’opère le travail de définition des politiques d’infrastructures de transport de la Banque mondiale, mais aussi plus largement de l’ensemble des bailleurs en Afrique tout au long de la décennie 1990.

La diffusion de ce discours permet à la division Infrastructure de maintenir l’importance de son budget, en faisant correspondre ses projets aux fameux programmes d’ajustements structurels dont l’un des principaux objectifs, à la même époque, est de rétablir la balance commerciale des pays « aidés ». Les infrastructures deviennent un outil de promotion du libre-échange. Les projets de « corridors » se multiplient, au Malawi, au Mozambique, à Djibouti, au Mali, en Tanzanie, au Kenya, en Côte d’Ivoire… Ils s’appuient désormais systématiquement sur des réformes institutionnelles destinées à harmoniser les règles douanières à l’échelle régionale.

Le rôle moteur joué par la BM dans l’imposition des projets de corridors fait partie d’un mouvement plus large qui, dans les années 1990, voit l’organisation internationale s’imposer comme un véritable producteur de connaissance, une « banque de savoirs » selon ses propres termes. L’hégémonie de la Banque mondiale en a fait un véritable prescripteur. Les organisations de coopération bilatérale telles que l’USAID (l’agence de développement états-unienne) ou encore la GIZ (l’agence de développement allemande) s’alignent sur les programmes lancés par la Banque du fait de sa puissance financière. Ce type d’association leur permet de démultiplier l’impact de leur financement en s’insérant dans des projets plus larges.

Le produit de l’affirmation de la Banque mondiale

Il en va de même pour la Banque africaine de développement ou encore l’Union européenne. La première ne dispose pas des mêmes compétences techniques que la Banque mondiale en interne et se repose donc en partie sur elle. À partir de la fin des années 1990, la seconde se désintéresse par ailleurs de la conception et de la mise en œuvre des projets de développement pour se concentrer uniquement sur leur financement, renforçant encore un peu plus la place centrale occupée par la Banque mondiale.

De leur côté, les organisations régionales d’Afrique subsaharienne s’emparent également de cette vision et du discours qui l’accompagne. La Commission économique pour l’Afrique, l’Union africaine ou encore les communautés économiques régionales se font les promoteurs du Programme de développement des infrastructures en Afrique (PIDA) ou encore de la fantasmatique Trans-African Highways (un ensemble de projets de routes transcontinentales, voir la carte ci-dessous). Autant de réalisations qui doivent matérialiser une union politique qui a du mal à prendre corps.

Carte de la Trans-African Highways.
DR

Au final, le consensus qui s’impose autour du concept de corridor dans les années 2000 n’est pas le fruit unique de la déclinaison de l’agenda néo-libéral dans le secteur des transports. Il est également le produit de l’affirmation de la Banque mondiale et, à travers elle, d’une partie de son personnel qui, à partir de la fin des années 1980, se veut producteur de sens tout autant que de réalisations matérielles.

Cette brève histoire suggère que les corridors ne se limitent pas à des constructions physiques, pas plus qu’ils n’ont une existence naturelle. Ils sont une construction symbolique et politique, et le produit des rapports de force au sein de l’industrie du développement. Or cette construction n’est pas neutre. Elle privilégie certains intérêts par rapport à d’autres, en l’occurrence ceux de la frange supérieure des opérateurs privés nationaux.

1Le dernier en date est la fermeture des frontières maliennes décidée en janvier par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) en guise de sanction contre la junte au pouvoir.

2Respectivement Northern Corridor Transit and Transport Coordination Authority (NCTTCA) et Central Corridor Transit Transport Facilitation Agency (CCTTFA).

3Président des États-Unis de 1933 à 1945.

4Lire notamment Wilbanks, T.J., Annals of the Association of American Geographers, Geography and Public Policy at the National Scale 75(1), 4-10, 1985. Pour un bilan plus récent de ces relations, voir National Research Council ; Division on Earth and Life Studies ; Commission on Geosciences, Environment and Resources ; Rediscovering Geographie Committee, Rediscovering Geography : New Relevance for Science and Society (1997), National Academies Press, p. 109-137.