La lettre hebdomadaire #108

Honneur

L’ÉDITO

L’AFRIQUE DU SUD ET L’HONNEUR DE L’HUMANITÉ

Appelez cela comme vous voulez, la revanche des contextes, la fin du Vieux Monde ou encore le réveil des Sud, une chose est certaine : la planète est en train de basculer dans un nouvel ordre dont les contours restent flous, mais dont on sait déjà qu’il marquera la fin de l’hégémonie de ce que l’on appelle « l’Occident ». On ignore encore si ce nouveau monde sera capitaliste ou anticapitaliste, s’il sera dominé par une nouvelle superpuissance (après les États-Unis, la Chine ?) ou s’il sera véritablement multilatéral, ou encore s’il sera plus humain – ou moins inhumain – qu’il ne l’est aujourd’hui. Ce que l’on sait, c’est que « l’Occident » est définitivement tombé du piédestal sur lequel il s’était lui-même placé, au nom de valeurs qui, en réalité, ne s’appliquaient qu’à celles et ceux qui en étaient issues ou qui lui avaient prêté allégeance.

Cette position en surplomb, qui a un temps donné l’illusion d’une supériorité morale, est dénoncée depuis des années aux quatre coins du monde, et notamment en Afrique – le rejet de la France dans ses anciennes colonies en est une des nombreuses déclinaisons. Mais tout s’est accéléré ces derniers mois. Le nettoyage ethnique mené par Israël dans la bande de Gaza depuis cent jours, l’entreprise génocidaire mise à l’œuvre par Tel-Aviv depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, et la complicité, active ou passive, des États occidentaux qui ont laissé faire sans hausser le ton, et en continuant d’apporter leur soutien économique, diplomatique et militaire à l’État hébreu, ont brisé le mythe.

Une image résume le basculement actuel : le 11 janvier, alors que les avocates mandatées par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ) déployaient leurs arguments à La Haye, aux Pays-Bas, pour convaincre les juges de mettre fin aux massacres en cours en Palestine, à Ramallah, en Cisjordanie occupée, des manifestantes palestiniennes brandissaient des drapeaux sud-africains au pied de la statue de Nelson Mandela – une statue en bronze offerte par la ville de Johannesburg à celle de Ramallah en 2019, au nom de la communauté de destin qui lie les deux peuples soumis à la colonisation et à l’apartheid.

Un constat aussi : c’est l’Afrique du Sud, un pays certes important sur le continent africain, mais qui reste fragile trente ans après la fin du régime raciste de l’apartheid, qui a osé saisir la justice internationale pour mettre fin au génocide en cours. Ce n’est ni la France, qui se rêve toujours en « pays des droits de l’homme », ni la Grande-Bretagne, qui a une responsabilité historique dans la situation des Palestiniens, ni les États-Unis, qui continuent à se voir comme « la plus grande démocratie du monde », ni même les pays scandinaves, qui sont souvent présentés comme moteurs en matière de progrès humains. C’est l’Afrique du Sud – et l’Afrique du Sud seule, au nom de son histoire – qui a entrepris de documenter les crimes de l’armée israélienne et les intentions génocidaires des dirigeants de l’État hébreu, qui les a compilés dans un rapport et qui les a présentés devant les juges de la CIJ, au cours d’une audience historique. L’une des avocates mandatées par Pretoria, Adila Hassim, a d’ailleurs été très claire dès le début de son intervention : « Cette affaire souligne ce qui constitue l’essence de notre humanité commune. »

En se lançant dans cette démarche, l’Afrique du Sud a sauvé l’honneur de l’humanité. « Voir des femmes et des hommes africains lutter pour sauver l’humanité et le système juridique international contre les attaques impitoyables soutenues/permises par la plupart des pays occidentaux restera comme l’une des images déterminantes de notre époque. Cela marquera l’histoire, quoi qu’il arrive », a réagi sur X (ex-Twitter) Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés.

Par cet acte de résistance judiciaire, Pretoria a définitivement acté la fin de la supériorité morale autoproclamée de « l’Occident ». D’ailleurs, si l’Afrique du Sud est seule, encore aujourd’hui, à mener ce combat devant la CIJ – alors que d’autres États auraient pu la rejoindre –, elle sait qu’elle bénéficie de la sympathie d’une grande partie des peuples de ce monde, choqués d’assister à un crime contre l’humanité en direct. Elle sait en outre pouvoir compter sur le soutien d’autres États qui, eux aussi, ont dénoncé le génocide en cours : l’Algérie, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, Cuba, l’Iran, la Turquie ou encore le Venezuela – autant de pays dits du « Sud » – ou encore sur l’appui des expertes, y compris de l’ONU, qui ont été nombreuses et nombreux à alerter sur le risque génocidaire. Elle sait enfin – et le monde entier a pu s’en rendre compte lui aussi – que l’Occident, replet de sa propre hypocrisie et malade de son suprémacisme, ne fera rien pour sauver le peuple palestinien de la folie meurtrière d’Israël.
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À LIRE

STATUES ET NOMS DE RUES : RÉPERTORIER, EXPLIQUER ET (PARFOIS) DÉNONCER

Faut-il déboulonner les statues ? Depuis plusieurs années, ce débat fait rage en France, entre militant⸱es anti-négrophobie et décoloniaux d’une part, et militant⸱es conservateur⸱es qui voient d’un mauvais œil ce qu’ils et elles apparentent à l’effacement de la « glorieuse » histoire de France. À défaut de trancher ce sujet brûlant, il convient de constater que la biographie des personnages dont les noms ornent les rues des villes françaises et dont les statues trônent sur les places publiques est peu connue et rarement complète. Il s’agit bien souvent de célébrer ces hommes blancs qui ont œuvré pour la « grandeur » de la France. Leurs liens avec la violence de la colonisation et les crimes contre l’humanité que fut l’esclavagisme sont occultés.

Pourtant, un grand nombre de citoyenes françaisses sont directement concernées par cette histoire. Lorsqu’il marche dans les rues de sa ville, quel sentiment éprouve un⸱e Français⸱e d’origine sénégalaise en croisant une statue monumentale de Léon Faidherbe (comme dans le centre ville de Lille), cet administrateur colonial coupable de crimes dans le pays de ses aïeux ? Combien de rues, de places, d’écoles portent le nom de colonialistes et d’esclavagistes ? Répertorier ces lieux est un travail de fourmi auquel se sont attaqué⸱es de nombreux⸱ses militant⸱es, intellectuel⸱les et historien⸱nes. L’un des derniers ouvrages en date est celui de Marcel Dorigny (décédé en 2021) et Alain Ruscio, avec la publication en décembre 2023 du guide Paris colonial et anticolonial – Promenades dans la capitale – Une histoire de l’esclavage et de la colonisation. Arrondissement par arrondissement, les deux historiens listent les places, monuments, immeubles, plaques et rues célébrant des colonialistes et des esclavagistes – mais aussi celles et ceux qui les ont combattus – tout en donnant des éléments de contexte.

« Plusieurs années de recherches (et de promenades dans les rues, partie de loin la plus agréable du travail) ont confirmé, puissamment confirmé, cette conviction : il n’est pas un quartier de Paris qui ne renferme une ou plusieurs traces de cette partie de l’histoire de France », écrivent les auteurs. « Du début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, la France a mis en place et géré des sociétés fondées sur l’esclavage. Les principaux acteurs de cette entreprise ont rapidement été honorés par des statues, des mausolées ou des rues dans l’espace public de la capitale du royaume », poursuivent-ils.

D’autres travaux ont été publiés ou sont en cours de réalisation. Citons par exemple De la violence coloniale dans l’espace public, de Françoise Vergès (également autrice de Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, Fabrique Éditions, 2023) et de l’artiste Seumboy Vrainom (fondateur de la chaîne Histoires crépues), qui s’attarde sur le « triangle colonial » de la porte Dorée à Paris (délimité par le Musée national de l’histoire de l’immigration, ex-Musée des colonies, le monument à la mission Marchand et la statue de la déesse Athéna), ou encore cette carte interactive et participative mise en place par le Front de lutte pour une écologie décoloniale (Fled) et le site du collectif « Faidherbe doit tomber ».

À lire :
Marcel Dorigny et Alain Ruscio, Paris colonial et anticolonial – Promenades dans la capitale – Une histoire de l’esclavage et de la colonisation, Hémisphères Éditions, décembre 2023, 315 pages, 24 €.
Françoise Vergès et Seumboy Vrainom, De la violence coloniale dans l’espace public, Shed Publishing, octobre 2021, 192 pages, 15 €.

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