En ces temps éprouvants que traverse le Mali, c’est une bonne nouvelle que la publication par un éditeur de Bamako d’un livre écrit par un Malien de retour au pays. Cependant, Amadou Tidiani Traoré1, dans La Tragédie des hommes accroupis, on s’en doute au titre, n’écrit pas que la vie est un long fleuve tranquille. Même et surtout pour le quatuor qui tient les fils du récit et décline des partitions concurrentes. Il est composé de deux couples qui vont se séparer à un âge où il est plus facile d’envisager une consolidation des relations comme des situations. Ils appartiennent à des degrés divers à cette classe moyenne supérieure globalisée qu’a décrite Jean-François Bayart2 et qui s’est formée à travers la conjonction de la mondialisation et de l’idéologie du développement.
C’est d’ailleurs à l’occasion d’une grand-messe de cette communauté de fonctionnaires, d’experts, et d’une floraison de représentants des institutions multilatérales et de pays procurant une aide publique au développement qu’ont lieu les retrouvailles du quatuor. Il s’agit d’une conférence internationale sur le financement du programme routier d’un pays d’Afrique. L’auteur, dans la postface, remercie son épouse Fatou de l’avoir aidé à dévoiler les coulisses de l’aide au développement aux non-initiés : la mise en place de l’exercice complexe d’une conférence de financement de dossiers très techniques se trouve clairement explicitée pour ce qui concerne les deux camps en présence. À savoir d’un côté, l’État hôte du Sud qui est pauvre, sollicite le Nord et se trouve accusé par lui de tous les maux, dont le premier ignoré pendant la guerre froide, la corruption. De l’autre côté, une myriade hétéroclite de banquiers déguisés, de fonctionnaires à cheval sur la générosité et l’intérêt de leur pays, et de figurants qui tiennent cependant à être à la tribune et à faire traîner leur temps de parole.
Ceux qui sont plus familiers avec ces acteurs apprécieront les coups de patte au PNUD d’Amadou Traoré, qui rappelle que l’omniprésent programme des Nations unies pour le développement ne fonctionne qu’à travers des subventions à des séminaires et à des programmes qui n’ont jamais permis de réaliser ne serait-ce qu’un kilomètre de route. Mais, en toute justice, le PNUD n’est qu’un maillon de l’appareil où l’on compte l’Union européenne, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, la France et d’autres pays. Cette galaxie hétéroclite est quand même parvenue à générer une méta-bureaucratie de l’aide qui, plutôt que de dynamiser l’administration nationale, la pervertit et la diminue encore plus que ne l’ont fait les budgets misérables auxquels ces mêmes bailleurs de fonds l’ont contraint.
Les multiples impasses du développement
Ce livre, en se concentrant sur les arcanes du financement routier, n’élude pas les multiples impasses du développement, en particulier dans le domaine de l’éducation. Des formules assassines résument bien l’échec de l’enseignement supérieur qui forme une élite de chômeurs ou des chômeurs d’élite. Ratovo, le pivot du livre, fournit un contre-exemple de ce schéma car il est ingénieur et haut fonctionnaire chargé de la préparation de la conférence. Mais il constitue de ce fait une proie de choix pour la méta-bureaucratie dont les partenaires techniques et financiers ont besoin. Il le sait et, au début du livre, son pari serait de terminer à la Banque mondiale en passant par la case de conseiller économique à l’ambassade de son pays à Washington.
Le Premier ministre qui est - sa fonction l’exige - ambigu, n’exclut pas cette option, qui permettrait à la fois de récompenser un serviteur fidèle de l’État et de se débarrasser d’un citoyen parfois trop soucieux d’avancées en faveur de son pays. Les dilemmes des administrations nationales et des meilleurs de leurs agents est analysé avec pénétration, entre souci d’un « renforcement des capacités locales » et crainte vis-à-vis de réformateurs du système qui menaceraient un statu quo de concussions et de compromissions.
Le livre s’achève d’ailleurs par le refus ultime de Ratovo quand le Premier ministre, apprenant qu’il ne souhaite pas aller à Washington, lui propose de devenir son conseiller à la primature. Je me suis souvenu d’avoir demandé à un ministre des Finances de prendre comme conseillers des directeurs généraux compétents, qu’il démettait en raison de leurs liens avec son prédécesseur. Il avait été immédiatement séduit par cette suggestion, qui ne s’est en définitive pas révélée très opportune, car les nouveaux conseillers se sont retrouvés dans un placard, même pas doré… C’est d’ailleurs la contrainte permanente à laquelle les hommes comme Ratovo sont confrontés : leur salaire est insuffisant pour vivre comme leurs « homologues » du Nord et encore plus pour sortir leurs familles de la faillite d’un cursus éducatif local perturbé par l’insuffisance des moyens, les grèves et l’absence de débouchés.
Les réalités d’une relation inégale
Juliette, l’épouse de Ratovo, connaît bien le problème car elle est professeur et mise sur l’éducation américaine ou européenne dont ses enfants pourront bénéficier si son mari accepte le poste de Washington. Elle aussi décoche des flèches empoisonnées. Ainsi quand Ratovo lui cite l’exemple de son passage jadis par l’école nationale, elle répond : « Le niveau de l’école publique a tellement baissé que tous les cadres envoient leurs enfants à l’école française, à commencer par le ministre de l’Éducation nationale » (p. 212).
Certes Christiane, la nouvelle compagne de Bernard, un Français en mission pour son administration à l’occasion de la conférence et ami de Ratovo, est rentrée, avec tout son charme réveillé par le Sud, dans la vie amoureuse du mari de Juliette. Mais Juliette et Ratovo, tout en étant secoués par cette liaison, divergent davantage sur la stratégie de transformation de leur pays et les meilleures voies de progrès pour leurs enfants.
Amadou Traoré, par fines touches, affirme bien le pragmatisme qu’imposent les contraintes d’un pays pauvre à un couple au bord de la rupture. Il ne sera pas question de divorce cependant, et (ce n’est pas dans le livre) Ratovo, si vertueux, pourrait si nécessaire oublier son honnêteté pour aider Juliette et les enfants, résolus à partir en France. Il rappelle tout de même à son épouse, avant de céder à sa volonté d’émigrer, que les étrangers en France, y compris avec des diplômes, n’auront pas les mêmes opportunités que les nationaux de souche, et que le racisme s’y affiche au quotidien. Énormément de réalités de la relation inégale entre ces deux parties du monde sont ainsi rappelées. D’ailleurs, après le départ de son épouse, Ratovo envisage de louer sa résidence à des expatriés qui affluent avec des revenus conséquents pendant que les nationaux peinent à survivre, même dans la fonction publique.
Oublier (un temps) l’abjecte pauvreté
L’analyse des subjectivités de l’univers postcolonial3 est également présente dans la description des personnages féminins devenus actrices de leur existence. Leur sexualité, comme celle de la première épouse (homosexuelle) de Bernard ou comme celle de Christiane qui s’épanouit sensuellement avec Ratovo, montre leur liberté de choisir et d’infléchir une trajectoire qui semblait auparavant arrêtée. Juliette également, à sa façon, décide de s’éloigner de son mari, à la fois pour éviter la honte de son infidélité et pour favoriser l’avenir de ses enfants, tout en inventant un nouveau rapport au couple et à la société.
Les hommes du pouvoir technocratique semblent finalement bien plus asservis à des attentes de leur milieu et de leurs chefs. Si le titre de ce livre interpelle les hommes accroupis de la légende des bergers qui ne parviennent pas à traire leurs vaches mouvantes, son contenu rappelle que la vie de chacun connaît des épisodes dramatiques. Même dans les sites enchanteurs telle « l’île aux sept parfums » (qui ressemble beaucoup à Nosy Be, à Madagascar), où l’État hôte, en lien avec le syndicat hôtelier, organise la conférence internationale du programme routier (c’est dans ce lieu magique que Ratovo et Christiane font l’amour), le malheur à venir rôde. De cette rencontre adultère résulte la déception des autres et de soi-même, quand plus tard Juliette rappelle à Ratovo que, malgré ses principes nationalistes et progressistes, il a à la fois trahi son ami Bernard et son mariage.
D’une certaine façon, les visiteurs étrangers du Sud sont peut-être plus séduits par le cadre enchanteur du pays, que l’auteur connaît bien, que par l’existence réelle de leurs pairs africains. Ils partagent le temps d’un livre le mode de vie international des privilégiés, savourant des whiskys tourbés et roulant en voitures officielles avec chauffeurs. Et c’est encore ce confort qui permet, un moment, à chacun des quatre protagonistes d’oublier, à travers l’hédonisme vécu par chacun selon ses spécificités, l’abjecte pauvreté.
Des sacrifices pour quoi ?
Mais revenons à la scène centrale (en apparence) : malgré le plaidoyer impeccable de Ratovo mettant en avant la nécessité de raccourcir les cycles des projets routiers, d’intégrer la maintenance de routes que de nombreux facteurs contribuent à dégrader (à commencer par le manque de scrupules dans l’obtention des marchés publics), de permettre l’éclosion d’une capacité nationale dans la sous-traitance, de promouvoir une ingénierie plus disponible et moins coûteuse, rien ne sortira de cette conférence sur le programme routier.
Le pays hôte en profite, dans la partie d’échecs avec les bailleurs de fonds et leurs entreprises de travaux publics, pour avancer ses pions et insérer, comme cheville ouvrière du nouveau programme, une personnalité aux antipodes de Ratovo. Cette nomination lui montre bien qu’il a été manipulé par le Premier ministre, malgré ses aspects séduisants et novateurs, comme par le ministre des Travaux publics, qui lui avait donné toute latitude d’inaugurer un nouveau mode de coopération avec les partenaires techniques et financiers (PTF). Ces derniers se satisfont de la perpétuation d’un financement au coup par coup qui permet de faire des promesses d’argent et de dons sans les tenir dans l’immédiat. La rétention est aussi un moyen de pression sur des gouvernements rétifs à organiser des élections fictives ou à diminuer une fois de plus leurs budgets lors d’un prochain accord avec le Fonds monétaire international. Le PNUD le premier va se féliciter de sa contribution à ce non-événement et remercier les excellences de tous bords soit de leur hospitalité, soit de leurs engagements décisifs pour la lutte contre la pauvreté, pour un avenir meilleur et des routes désenclavant les régions, etc.
Après cette déconvenue, Ratovo ayant perdu à la fois son boulot et son couple, se réfugie avec Christiane dans son village d’apparence idyllique pour celle-ci, où une hypothèse rousseauiste se dessine. Il y serait possible de retrouver une paix intérieure et un changement local plus proche des besoins des populations et sans doute moins artificiel et moins raté que celui du développement mondial dont se réclament le PNUD et ses affidés. Et c’est sans doute là que se situe la tragédie : avoir sacrifié en vain pendant des décennies - terme que le système des Nations unies chérit avec la « décennie » de l’éducation, la « décennie » de l’industrie, etc. - à l’idéologie du développement.
Cette illusion n’a fait qu’installer les peuples dans la misère plus que dans la pauvreté en les privant de perspectives. A contrario, avec les ONG, les PTF, leurs experts et les ambassadeurs occidentaux, qui au lieu de faire leur métier de diplomates prétendent, comme au pays de Ratovo, désigner le directeur du Trésor ou organiser des élections fallacieuses, s’est érigée une gouvernance extravertie et ce que Jean-François Bayart nommait une administration indirecte.
Un espace public fragmenté
Plutôt que de réaliser les routes indispensables à la création de marchés régionaux, de débouchés pour les productions locales et de services publics décents, un tissu réticulaire importé s’est substitué à l’État. Sans aucune consultation du peuple, la globalisation par le Nord a institué un réseau parallèle contre l’État et au détriment de l’initiative locale et nationale. Les fausses pistes de la gouvernance ont remplacé les vraies routes que souhaitait Ratovo. La fragmentation de l’espace public africain a été décrite au siècle dernier par Jean-Pierre Olivier de Sardan4, lorsqu’il décomptait les ONG qui doublent chaque chef de village au Niger, participant plus de la reconduction de structures sociales anciennes que de la transformation de la relation entre les genres et les générations.
Ratovo, dans son village, tentera d’enclencher une démarche publique autonome, loin de la fantasmagorie du projet. Il essayera d’introduire une dynamique locale qui allie modernité technique et solidarité sociale. Mais il aura fort à faire, et c’est pourquoi le livre d’Amadou Traoré concerne tous les pays d’Afrique, en particulier les francophones, et bien sûr le Mali.
Jean-François Bayart, en 2004, dénonçait déjà cette contradiction néocoloniale du dévoiement de l’aide publique à l’investissement en interventionnisme humanitaire :
Il faudrait d’ailleurs ajouter qu’il n’y a pas que les méchants capitalistes qui cherchent à peser sur la décision publique ; la galaxie des ONG y participe également. Il y a quelques années, j’ai vu des organisations françaises réclamer une intervention militaire en Guinée pour secourir les réfugiés du Liberia et de Sierra Leone, et cela m’a fait penser au mouvement abolitionniste ou aux missions qui demandaient volontiers à la puissance publique de coloniser certains pays pour apporter la mission civilisatrice et lutter contre les trafiquants !5
La priorité de tout programme routier serait l’édification d’industries panafricaines de travaux publics. Le capitalisme et le marché ne sont pas des ennemis de la croissance africaine, comme le montre le cimentier nigérian Dangote. Si le Brésil possède aux moins deux géants des travaux publics, c’est parce qu’il a su résister aux entreprises et au gouvernement des États-Unis qui sont allés jusqu’à mettre un embargo sur la vente de bulldozers à leurs concurrents du Sud ! Le roman d’Amadou Traoré est un beau livre qui incite à se mettre debout et à bouger.
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1Amadou Tidiani Traoré est un fonctionnaire de l’Union européenne à la retraite. Journaliste de profession, il a d’abord couvert pendant des années pour le Courrier ACP-UE les programmes et les projets de développement de la Commission européenne dans les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, avant de contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques de coopération de l’UE.
2Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.
3Jean-François Bayart, « Critiques politiques de la mondialisation », L’Économie politique 2004/2 (n°22), pages 8 à 20.
4Jean-Pierre Olivier de Sardan, « L’espace public introuvable. Chefs et projets dans les villages nigériens » , Revue Tiers Monde, 1999, n°157.
5Jean-François Bayart, « Critiques politiques de la mondialisation », op.cit.