Macron et l’Afrique. Grandes promesses et poudre de perlimpinpin

Les communicants de l’Élysée mettent en avant une relation apaisée et renouvelée avec le continent africain et vendent l’image d’un président disruptif qui serait débarrassé des lourdeurs du passé. En réalité, s’il a fait quelques pas sur des dossiers épineux, Emmanuel Macron s’est surtout employé à désarmer les principales critiques sans modifier les relations franco-africaines, faisant sienne la fameuse maxime : « Tout changer pour que rien ne change ».

Emmanuel Macron lors du Sommet Afrique-France, à Montpellier, le 8 octobre 2021.
© Laurent BLEVENNEC / Présidence de la République

Deux mois avant le premier tour de l’élection présidentielle française, les équipes de l’Élysée ont fourni aux journalistes un document dressant le bilan de la politique africaine d’Emmanuel Macron. Ce mémo de cinq pages, intitulé « La construction d’un nouveau partenariat avec l’Afrique », se compose de trois parties : « I. Affronter les pesanteurs pour permettre une nouvelle relation » ; « II. Une nouvelle alliance avec l’Afrique » ; « III. Une action tournée vers la jeunesse d’Afrique et de France, notamment ses diasporas ». Conçu pour prémâcher – et bien sûr orienter – le travail des rédactions, ce texte en style quasi télégraphique propose une longue énumération, sans aucune explication ni contextualisation. Or c’est entre les lignes que se logent les faux-semblants et dans les omissions que se glisse une subtile réécriture de l’histoire.

La vitrine rwandaise

Emmanuel Macron s’intéresse beaucoup au passé, qu’il entend « dépasser », et à la mémoire, qu’il entend « apaiser ». D’entrée de jeu, le mémo de l’Élysée s’intéresse à un des sujets les plus symptomatiques des relations franco-africaines, le dossier « rwandais », rappelant le travail de la commission présidée par l’historien Vincent Duclert mise en place en avril 2019 pour établir, à partir des archives officielles, les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994. Alors que les universitaires et des militants travaillent sur ce dossier depuis un quart de siècle, et font pression depuis des années pour que la France reconnaisse sa responsabilité, la commission Duclert confirme certaines accusations portées contre la France, dont les « responsabilités », note-t-elle, sont « lourdes et accablantes ». Mais prétextant que les dirigeants français de l’époque n’avaient pas manifesté d’« intention » d’aider les génocidaires à perpétrer leur crime, la commission se fait juge pour disqualifier, sans base juridique solide1, toute accusation de « complicité »2.

Ce bilan en demi-teinte – responsabilité sans complicité – tombe à point nommé puisque le rapprochement diplomatique en cours entre Paris et Kigali est conditionné par le président rwandais, Paul Kagame, à une forme de reconnaissance des responsabilités françaises dans le génocide de 1994. Tandis que le président français regarde le Rwanda comme un allié important dans sa géostratégie africaine et comme un marché prometteur pour les entreprises tricolores3, son homologue rwandais s’inquiète des critiques grandissantes dont il est l’objet dans les pays occidentaux – et notamment aux États-Unis, son allié historique – en raison de son calamiteux bilan en matière de droits humains.

Quelques semaines après la publication de ce rapport en mars 2021, que Vincent Duclert est allé remettre officiellement au président rwandais à l’occasion d’une surprenante visite diplomatique, Paul Kagame invite donc Emmanuel Macron à Kigali. Le président français y reconnaît le « rôle joué » par la France – sans pour autant exprimer aucune excuse formelle – puis promet plusieurs centaines de millions d’euros pour dynamiser le partenariat économique franco-rwandais4. « Il ne pouvait avoir de rapprochement réel avec le Rwanda sans cet examen sans concession du passé », se félicite Vincent Duclert. Et l’historien de regarder vers le futur : « La France a raison d’inaugurer une nouvelle relation avec cette nation qui incarne beaucoup de l’avenir de l’Afrique5. »

Emmanuel Macron et Paul Kagame, en mai 2018 à Paris, lors de l'exposition VivaTech. En arrière-plan, Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l'OIF depuis 2019.
Emmanuel Macron et Paul Kagame, en mai 2018 à Paris, lors de l’exposition VivaTech. En arrière-plan, Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’OIF depuis 2019.
© Paul Kagame / flickr.com

De larges pans d’histoire restent pourtant à écrire. Un an après la publication du rapport Duclert, l’association Survie publie des notes de la DGSE, les services secrets français, pointant le rôle au Rwanda de mercenaires français tels que Paul Barril et Bob Denard. Ces notes font partie des nombreuses archives qui ont justement été rendues accessibles aux chercheurs grâce au travail de la commission Duclert, qui en a eu connaissance mais n’en a rien fait6. « S’appuyer sur le travail des historiens », comme le revendique le mémo de l’Élysée, va donc nécessiter de poursuivre le travail de mise à nu des responsabilités françaises : un rapport officiel ne peut pas suffire à tourner la page.

Des restitutions au compte-gouttes

La restitution des œuvres africaines pillées pendant la colonisation est le deuxième dossier abordé par l’Élysée dans son « bilan ». Après avoir mentionné les engagements pris par Emmanuel Macron lors de son discours de Ouagadougou en novembre 20177, les communicants élyséens évoquent le rapport commandité quelques mois plus tard à l’historienne Bénédicte Savoy et à l’économiste Felwine Sarr. Ce que ne précise pas le mémo élyséen, c’est que leur principale revendication a été ignorée. Alors que le rapport Sarr-Savoy, remis en novembre 2018, promeut une ambitieuse réforme du code du patrimoine afin de rendre possible la restitution définitive des artéfacts pillés et appartenant désormais au domaine public français – et, à ce titre, légalement « inaliénables » et « incessibles » –, le gouvernement a cédé au lobby anti-restitution.

Seuls vingt-sept objets ont été restitués, conformément à une loi votée en décembre 2020 : le sabre dit d’El Hadj Omar Tall au Sénégal et vingt-six œuvres du trésor d’Abomey au Bénin. Cette loi, si elle peut donner l’illusion d’une avancée majeure, n’a en réalité aucune vocation à créer une jurisprudence, comme le précise alors la ministre de la Culture Roselyne Bachelot : « [Ce texte] n’institue aucun droit général à la restitution en fonction de critères abstraits définis a priori. Il implique de déroger ponctuellement au principe d’inaliénabilité des collections publiques françaises8. »

Le retour des objets sénégalais et béninois a évidemment été célébré en fanfare et abondamment médiatisé. Édouard Philippe, alors Premier ministre, s’est rendu en personne à Dakar pour remettre au président sénégalais Macky Sall le sabre dit d’El Hadj Omar Tall (bien que celui-ci soit aussi réclamé par le Mali)9. Un voyage qui n’était pas que culturel puisqu’il a également été l’occasion de signer d’importants contrats de vente d’armes – dont trois patrouilleurs armés pour « plusieurs centaines de millions d’euros10 » –, de concrétiser un prêt de 50 millions d’euros de l’Agence française de développement (AFD) pour favoriser « une gestion performante des finances publiques » sénégalaises, et d’approfondir la coopération franco-sénégalaise dans la « guerre contre le terrorisme » et la lutte contre les migrations vers l’Europe. Autant de discussions feutrées qui n’apparaissent pas dans le document élyséen sur le « nouveau partenariat avec l’Afrique ».

Emmanuel Macron a pour sa part organisé à l’Élysée, fin octobre 2021, une cérémonie pour fêter le retour des œuvres au Bénin, en présence du président du pays, Patrice Talon, qui mise sur le geste de son homologue français pour booster le tourisme dans son pays. Un objectif partagé par l’AFD, qui finance à hauteur de 35 millions d’euros (principalement sous forme de prêt) le musée d’Abomey où seront disposées les vingt-six œuvres restituées. Si le but, explique l’Agence, est de « maximiser les retombées économiques du nouveau site pour la population locale », la politique de restitutions au compte-gouttes apparaît comme autant de récompenses symboliques pour les régimes « amis de la France », qui en profitent au passage pour polir leur image internationale.

Emmanuel Macron au Musée du Quai Branly en octobre 2021, à l'occasion de la cérémonie organisée pour la restitution de 26 œuvres des trésors royaux d'Abomey à la République du Bénin.
Emmanuel Macron au Musée du Quai Branly en octobre 2021, à l’occasion de la cérémonie organisée pour la restitution de 26 œuvres des trésors royaux d’Abomey à la République du Bénin.
© Ghislain MARIETTE / Présidence de la République

L’opération béninoise témoigne d’une dimension « plus politique », notait ainsi Le Monde le 21 février 2022 : « L’État [béninois], désormais, se place en protecteur des arts alors qu’une dizaine d’opposants politiques sont incarcérés depuis l’automne 2021. Quelques jours après la condamnation, en décembre 2021, du professeur de droit Joël Aïvo, candidat à la dernière présidentielle, l’ancienne garde des sceaux Reckya Madougou a écopé de vingt ans de prison pour terrorisme. Imperturbable, Jean-Michel Abimbola [ministre béninois de la Culture] affirme : “Vous ne verrez aucun artiste bâillonné”11. »

Pendant que l’Élysée exploite la question des restitutions pour louer le « bilan africain » d’Emmanuel Macron, l’amertume affleure du côté des institutions muséales hexagonales qui s’inquiètent de voir leurs collections dilapidées pour des raisons diplomatico-économiques12. La désillusion s’exprime aussi dans les milieux culturels africains, qui constatent les effets pervers de ces restitutions en trompe l’œil, décidées à Paris sans aucune concertation.

Ce désenchantement est perceptible dans les témoignages recueillis par le réalisateur Laurent Védrine pour son documentaire Restituer l’art africain. Les fantômes de la colonisation (2021), qui rappelle notamment que la fameuse sculpture dédiée au dieu Gou, pillée au Bénin à la fin du XIXe siècle et aujourd’hui exposée au musée du Louvre, a été exclue de la sélection des objets restitués, malgré les demandes incessantes de Cotonou. Même impression dans le documentaire Restituer ? L’Afrique en quête de ses chefs-d’œuvre (2021) réalisé par Nora Philippe (et dont Bénédicte Savoy est créditée comme « conseillère historique ») : on y devine les dessous d’une opération mémorielle qui, depuis les déclarations d’Emmanuel Macron en novembre 2017 jusqu’aux restitutions minimalistes de la fin de son mandat, aura déçu bien des observateurs et observatrices africain.e.s.

« [On est] passé d’une déclaration historique à une déclaration symbolique, note l’une d’entre elles. Il ne faut pas flouer les gens. » Une grande partie des 70 000 objets d’Afrique subsaharienne appartenant aux collections du musée du Quai Branly ont été acquis pendant la période de la colonisation (1885-1960) et seraient donc potentiellement concernés par une véritable politique de restitution, toujours attendue en Afrique. Mais l’illusion entretenue par la communication de l’Élysée parvient dans le même mouvement à escamoter les déceptions africaines et à émousser la curiosité française sur les motivations réelles de cette politique de restitutions censée enclencher une « nouvelle éthique relationnelle » entre la France et l’Afrique.

Mémoire à trous

Le président français aime mettre en avant son éternelle « jeunesse » : son appartenance à une génération née bien après les indépendances africaines lui sert d’argument pour convaincre qu’il entend sincèrement tourner la page de la colonisation. C’est ce qu’on a pu croire en février 2017 : lorsque, encore simple candidat, il décrivit à la télévision algérienne la colonisation comme un « crime contre l’humanité », appelant même à des « excuses » de l’État français. Cinq ans plus tard, il n’est plus question ni de « crime », ni d’« excuses ». Seule compte désormais la « réconciliation des mémoires ». Mais une réconciliation au rabais, où une batterie de « gestes symboliques » se substitue à la reconnaissance pleine, entière et sincère des responsabilités françaises dans le processus colonial.

Au sujet de l’Algérie, par exemple, les conseillers du président français ont isolé deux cas individuels, évidemment importants mais cependant symboliques – celui de Maurice Audin et celui d’Ali Boumendjel – comme pour faire oublier que, derrière la quête de justice des familles, se loge un système politique « criminel », la colonisation, qui réclame vérité, justice et réparation et non – comme l’appelle l’historien algérien Noureddine Amara – une expéditive « réconciliation sur ordonnance13 ».

La commémoration du massacre du 17 octobre 1961 fut un bel exemple de cette politique mémorielle en trompe-l’œil : le communiqué de l’Élysée publié en 2021 évoquait Maurice Papon – déjà condamné pour crime contre l’humanité au sujet de la déportation des juifs durant l’occupation nazie – pour mieux balayer les responsabilités de ses supérieurs hiérarchiques et de l’État français tout entier. « Les mots “colonialisme”, “racisme”, et même “police”, [sont] absents du texte, avait alors relevé l’historien Fabrice Riceputi. Un seul coupable est désigné : Maurice Papon, ce fusible idéal, dont la fonction de préfet de police de la Seine n’est même pas dite14. »

Révélatrice également est l’attitude d’Emmanuel Macron à l’égard des massacres commis au Cameroun à la fin de la période coloniale : entre 1956 et 1964, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées au cours de la guerre menée par l’armée française et ses auxiliaires africains pour imposer à la tête du pays un régime « ami ». En voyage officiel à Yaoundé en juillet 2015, le président François Hollande avait reconnu la nécessité d’« ouvrir les archives » et les « livres d’histoire  » pour faire connaître cet épisode tragique et oublié. Son successeur, qui se gargarise de vouloir lever les « tabous », n’a en revanche pas prononcé une seule parole sur ce sujet au cours de son quinquennat. Ce qui a d’ailleurs donné lieu à une scène mémorable lors du « Nouveau Sommet Afrique France », organisé par l’Élysée le 8 octobre 2021 à Montpellier. Ce jour-là, vantant sa politique mémorielle, Emmanuel Macron se tourne vers l’historien Achille Mbembe, invité d’honneur et architecte en chef de l’opération montpelliéraine. « Je nomme ce que les historiens ont documenté, ce qui est établi en vérité », jure le président, la main sur le cœur. Mais pas un mot ne sera prononcé sur la guerre du Cameroun, ni par Emmanuel Macron ni par Achille Mbembe… pourtant l’un des incontournables spécialistes de ce sanglant conflit15 !

Réformes de surface et piliers structurants

Dans son bilan, l’Élysée se targue d’un « changement de regard », une sorte de grand ménage qui permettrait d’établir une « nouvelle alliance » avec les « partenaires africains ». On constate pourtant la permanence d’un certain paternalisme et d’une arrogance des autorités françaises à l’égard des dirigeants africains, mais aussi le maintien des piliers institutionnels de la relation franco-africaine, tout droit issus de l’époque des indépendances.

Sur le franc CFA, monnaie héritée de la colonisation pour quinze pays d’Afrique (en comptant le franc comorien), le président Macron a affirmé fin 2019 que le temps était venu de « larguer les amarres ». Il l’a fait à Abidjan où, au côté de son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, il est venu en personne annoncer une réforme du fonctionnement des institutions monétaires pour huit pays d’Afrique de l’Ouest – un symbole de dépossession de souveraineté pour un instrument régalien comme la monnaie. Avec un calcul cynique puisqu’il s’agissait simplement de « mettre fin aux aspects les plus symboliques et les plus irritants du franc CFA », comme l’ont résumé la sénatrice Nathalie Goulet et son collègue Victorin Lurel en s’en félicitant, dans un rapport parlementaire de septembre 202016.

La réforme, en supprimant la centralisation partielle des réserves de change des pays concernés (remplacée par une obligation de transmission d’informations) par le Trésor français et en renonçant aux sièges réservés à des administrateurs français au sein de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (mais en conservant un mécanisme plus discret d’ingérence dans ses structures de gouvernance), vise seulement à éteindre l’incendie de la contestation populaire croissante dont cette monnaie est la cible, en Afrique, depuis plusieurs années. Signe que les grandes annonces n’ont accouché que de petites mesures, le mémo de l’Élysée ne consacre que trois lignes à ce dossier stratégique (trois fois moins qu’au programme de Volontariat international…).

« Tout changer pour que rien ne change », dit-on. C’est aussi ce qu’Emmanuel Macron a voulu faire concernant l’aide publique au développement (APD) et la présence militaire française sur le continent africain. En renforçant le rôle de l’Agence française de développement comme opérateur central de l’APD tricolore17, la continuité l’emporte nettement sur la « rupture » tant de fois annoncée.

Le président a vanté en février 2022 « un vaste processus de réflexion sur la sémantique » engagé par l’AFD, dont le pouvoir français veut changer le nom mais aussi l’image de bras armé financier de l’influence française. Il s’agirait de mettre en avant l’idée de « partenariat », c’est-à-dire « faire avec » plutôt que « faire pour »18. L’idée est aussi vieille que les notions de « coopération » et de « codéveloppement », et la formule ne fait que recycler la métaphore utilisée depuis des décennies par les professionnels du développement, qui jurent vouloir aider les bénéficiaires à « fabriquer une canne à pêche » plutôt que de leur « donner du poisson ».

L’AFD, qui se targue sur son site internet d’être « la plus ancienne des institutions de développement au monde », a en réalité changé de nom quatre fois depuis la création de son ancêtre en 1941. Si le mémo de l’Élysée jure vouloir « repenser le logiciel de l’aide publique au développement », rien ne vient étayer cette profession de foi. Tout indique au contraire que la politique mise en œuvre par l’AFD continuera de répondre à une double injonction, souvent contradictoire : d’une part favoriser un processus de développement d’activités économiques pour les habitants du pays d’intervention et, d’autre part, défendre des parts de marché pour les entreprises françaises dans ce même pays19.

Quant au volet militaire, c’est celui où rien ne s’est passé comme prévu. Dans la com’ élyséenne, cela devient une action réformatrice majeure : « Transformer notre dispositif militaire. » Le propos, succinct et flou, cherche à faire passer pour une politique volontariste une succession d’adaptations (dont l’histoire militaire franco-africaine est jalonnée). En juin 2021, face à une contestation croissante de l’opération Barkhane (déployée au Sahel depuis 2014, dans le prolongement de l’intervention au Mali en 2013) à la fois dans plusieurs pays du Sahel et en France, où l’opposition politique commençait à s’insurger du nombre de militaires français tués, Emmanuel Macron annonça la « fin » prochaine de Barkhane « en tant qu’opération extérieure ». En réalité, il ne fit que nommer différemment un processus en discussion depuis des mois : la réduction d’ici 2023 des effectifs de soldats français et une montée en puissance de la coopération militaire avec les armées locales ainsi que le déploiement accru de forces spéciales, sous la bannière européenne attribuée à l’opération Takuba – pourtant une opération sous commandement de Barkhane et ne relevant pas de l’Union européenne.

Des soldats des Forces françaises stationnées à Djibouti (FFDj) au cours d'un entraînement en mars 2022.
Des soldats des Forces françaises stationnées à Djibouti (FFDj) au cours d’un entraînement en mars 2022.
© Armée de Terre/CCH Arnaud K.

En février 2022, nouvelle adaptation : le changement de régime politique au Mali et les crispations diplomatiques qui ont suivi entre Paris et Bamako, ont amené à décréter en urgence le retrait des forces françaises du pays et la fin de Takuba au Mali. Comme à chaque évolution du dispositif militaire français depuis 1960, l’armée française ne quitte pas pour autant la région : elle discute avec des pays voisins du Mali, comme la Côte d’Ivoire et le Niger, pour y réinstaller des contingents. Et qu’importe si, dans ces deux pays, cette même armée française a ouvert le feu sur une foule de manifestants désarmés, respectivement en novembre 200420 et en novembre 202121.

Reste que les bases prépositionnées sur le continent sont maintenues : Djibouti, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal accueillent ainsi 3 000 militaires français, en plus des 1 700 présents à Mayotte et à La Réunion22 : des forces « prépositionnées » qui s’ajoutent à celles en opération et aux bases « temporaires » comme le QG de Barkhane au Tchad. Et il en est de même avec le discret maillage de coopérants militaires - des officiers français détachés au sein des appareils répressifs dont les crimes, dans certains pays, n’émeuvent ni l’Élysée ni le Quai d’Orsay. Une partie immergée de la présence militaire française sur le continent qui continue d’échapper à tout débat politique à Paris.

Soft power : « les nouvelles batailles de l’influence »

Le grand spectacle captive davantage l’attention des rédactions parisiennes. À cet égard, le sommet de Montpellier fut une grande réussite pour les communicants de l’Élysée, qui ne manquent pas d’en recycler les images pour illustrer le mémo distribué aux journalistes. Ce sommet aurait permis « un dialogue direct entre le président de la République et la jeunesse d’Afrique », explique le document. Tel était bien l’objectif de cette ambitieuse opération de relations publiques : écarter de la scène les vieux autocrates africains (et, au passage, tous les présidents du continent, légitimes ou non), avec lesquels la France traite parfois depuis des décennies, pour mettre sous les projecteurs le « jeune » président français entouré d’une dizaine de « représentants des sociétés civiles africaines » (sélectionnés par Achille Mbembe à la demande de l’Élysée et convoyés ensuite jusqu’à Montpellier… après avoir participé à un « séminaire de travail » à la présidence). Une mise en scène, devant un parterre de jeunes Africains invités par les ambassades françaises, qui a impressionné bien des journalistes français mais a suscité une ironie teintée d’agacement chez nombre d’observateurs africains.

La mise en scène et les faux-semblants sont aussi de rigueur concernant les innombrables « avancées » vantées par la communication présidentielle. Aussi elliptique sur ces sujets que sur les autres, le mémo de l’Élysée énumère ainsi des initiatives lancées ces dernières années – dans le domaine de la santé, du sport, des technologies, de l’éducation, de la communication – censées permettre la « conversion des regards » mise en avant dans le storytelling macronien. Autant d’initiatives, le plus souvent empaquetées dans des anglicismes à fortes connotations néolibérales (Choose Africa, Digital Africa, MeetAfrica, Pass Africa, Saison Africa2020, etc.), qui visent essentiellement à « rajeunir » et à « redynamiser » l’image de la France en Afrique alors que l’ancienne puissance coloniale y est à la fois bousculée par des puissances concurrentes (Chine, Russie, Turquie, etc.) et contestée par d’importants mouvements sociaux (trop rapidement qualifiés d’« antifrançais »)23.

La poudre de perlimpinpin déversée par la communication élyséenne pour vanter la « nouveauté » de sa politique africaine s’intègre dans le « plan de reconquête » de la France en Afrique qu’Emmanuel Macron évoquait lors de sa visite en Afrique du Sud en mai 202124. « Le zèle, pour ne pas dire l’agressivité, dont font preuve nos compétiteurs nous rappelle que rien n’est acquis, détaille pour sa part le Quai d’Orsay dans sa Feuille de route de l’influence, rendue publique en décembre 2021 et introduite par Jean-Yves Le Drian. Surtout, il était temps de prendre acte du caractère proprement stratégique des nouvelles batailles de l’influence. » Une « bataille » que la France mène donc, en Afrique comme ailleurs, avec un objectif qui n’a pas beaucoup changé depuis des décennies : permettre à la France de conserver son « rang » sur la scène internationale.

Dans cette guerre d’influence, Emmanuel Macron ne fait finalement que suivre la recommandation de son lointain prédécesseur, Vincent Auriol25, en 1952, il y a exactement soixante-dix ans. Alors que la France était chahutée dans ses colonies africaines par les mouvements indépendantistes et par les concurrences étrangères, Auriol donna ses instructions au secrétaire d’État aux Affaires étrangères Maurice Schumann : « Il faut conserver le maximum en cédant les apparences26. »

1Sur la prise en compte de l’intention dans la qualification de la complicité, voir Damien Roets, « Le génocide des Tutsi du Rwanda : la thèse des complicités françaises au prisme des exigences du droit pénal », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, vol. 1, no. 1, 2015, pp. 1-27.

2« Rwanda : la commission Duclert conclut à une faillite militaire et politique de la France de 1990 à 1994 », Le Monde, 26 mars 2021.

3« France-Rwanda : le rapprochement économique a précédé le réchauffement politique », Le Monde, 26 mai 2021.

4« Macron au Rwanda : la France va débloquer plus de 350 millions d’euros », Jeune Afrique, 29 mai 2021.

5Cité in « France-Rwanda : un rapprochement politique et des intérêts économiques », Géo, 5 novembre 2021.

6Voir « Rwanda, les mercenaires invisibles. Les archives de la DGSE délaissées par la commission Duclert », rapport de l’association Survie, mars 2022.

7« Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », avait déclaré Emmanuel Macron à Ouagadougou.

8Cité in Laurence Caramel, « La France rend des trésors enlevés à l’Afrique », Le Monde, 20 décembre 2020.

9Ce voyage a lieu les 17 et 18 novembre 2019, plus d’un an avant la loi de « restitution ». C’est cette dernière qui transfère définitivement la propriété du sabre qui n’avait d’abord été que « prêté » pour cinq ans au Sénégal.

10« Le Sénégal achète trois patrouilleurs et des missiles à la France », AFP, 17 novembre 2019

11Roxana Azimi, « Le Bénin expose les vingt-six œuvres restituées par la France », Le Monde, 21 février 2022. Voir aussi les pages consacrées au Bénin dans le rapport d’Amnesty International 2021/22, p. 125-127.

12Voir le séminaire « Parcours d’objets » de l’Institut national d’histoire de l’art, consacré au cas du sabre dit d’El Hadj Omar Tall le 17 juin 2021.

14Fabrice Riceputi, « Le 17 octobre 1961 : 60 ans après, un crime d’État toujours inavouable », lundi.am, 22 novembre 2021.

15Achille Mbembe a perdu certains membres de sa famille dans ce conflit qui a déterminé sa carrière professionnelle, comme il l’expliquait par exemple à Mediapart en 2010. L’historien camerounais a consacré sa thèse de doctorat à la naissance des maquis au Sud-Cameroun à l’orée de la guerre d’indépendance, publié plusieurs ouvrages sur la résistance anticoloniale camerounaise et même signé une tribune appelant à la reconnaissance de la guerre du Cameroun par l’État français. Étonnamment, cette revendication n’apparaît pas dans le rapport qu’il a rédigé à la demande du président Macron en amont du sommet de Montpellier (Les Nouvelles Relations Afrique-France : relever les défis de demain, octobre 2021).

16Rapport d’information n° 729 (2019-2020) de Mme Nathalie Goulet et M. Victorin Lurel, fait au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 30 septembre 2020.

17L’exécutif se targue aussi d’avoir augmenté l’aide au développement mais celle-ci, « inventée » au moment des indépendances africaines, a toujours été un fourre-tout comptable, de l’écolage (frais liés à la présence en France d’étudiants étrangers) aux dépenses de coopération militaire en passant par les prêts bonifiés et les salaires des coopérants des institutions dites de développement. Voir Thomas Borrel, « La grande illusion de l’aide publique au développement », in T. Borrel, A. Boukari-Yabara, B. Collombat, T. Deltombe (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021).

18Discours d’Emmanuel Macron le 16 février 2022 à l’AFD, « Investir ensemble, pour une nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe »

19Parfois cette seconde injonction apparaît au grand jour. Voir par exemple « L’Agence française de développement priée de miser français », Le Monde, 27 mai 2014.

20En novembre 2004, l’armée française tire sur la foule désarmée, mais politiquement hostile à la présence française, devant l’hôtel Ivoire à Abidjan, faisant des dizaines de morts. Ce massacre n’est qu’un des épisodes de toute la « crise » qui suit le bombardement d’un camp militaire français à Bouaké, dans laquelle de nombreuses zones d’ombre demeurent. Voir par exemple le dossier consacré par le journal de l’association Survie, Billets d’Afrique, en novembre 2014 (n°240), « Du bombardement de Bouaké au massacre de l’hôtel Ivoire : 10 ans de mensonges et d’impunité ».

21Fin novembre 2021, les soldats d’un convoi militaire français bloqué par la foule au Burkina Faso puis au Niger, ont fini par ouvrir le feu sur les manifestants à Tera (Niger), tuant trois personnes et en blessant une vingtaine d’autres, dont certains gravement.

22Chiffres du ministère des Armées en mars 2022.

23Voir Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, « Derrière le “sentiment antifrançais”, la révolte contre la Françafrique », Le Crieur, n°20, avril 2022.

24Déclaration d’Emmanuel Macron, Pretoria, 29 mai 2021.

25Président de la France de 1947 à 1954.

26Lettre de Vincent Auriol à Maurice Schumann, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, le 7 novembre 1952, à propos des contestations anticoloniales au Maroc et en Tunisie (cité in T. Borrel, A. Boukari-Yabara, B. Collombat, T. Deltombe, L’Empire qui ne veut pas mourir, op. cit., p. 55)