Macron, un bilan africain (3/4)

Franc CFA. « Une réforme administrative, pas monétaire »

Élection présidentielle, J-3 · En décembre 2019, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara ont proclamé la fin du franc CFA, monnaie héritée de la colonisation, et la naissance de l’eco en Afrique de l’Ouest. Or pour l’économiste Ndongo Samba Sylla, cette réforme a été faite de telle manière que la France conserve in fine sa mainmise sur la monnaie ouest-africaine.

Les présidents ivoirien et français, Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, en décembre 2019 à Abidjan.
© Philippe Servent / Présidence de la République

C’est l’un des héritages de la colonisation française les plus emblématiques : le franc CFA cristallise de nombreuses critiques sur le continent, tant sur la forme que sur le fond. Le 21 décembre 2019 à Abidjan, au côté de son homologue ivoirien Alassane Ouattara, Emmanuel Macron - qui martelait depuis son élection deux ans plus tôt vouloir initier un « nouveau partenariat » avec l’Afrique - a annoncé une réforme de cette monnaie utilisée dans huit pays d’Afrique de l’Ouest. « Rompons les amarres », a-t-il déclaré ce jour-là, tout en assurant que la France « n’a rien à cacher ».

Fallait-il le croire sur parole ? Dès le départ, la méfiance a été de mise sur le continent, et plusieurs experts ont dénoncé les faux-semblants de cette réforme. L’économiste Ndongo Samba Sylla, chargé de recherche à la Fondation Rosa Luxemburg et co-auteur d’un ouvrage consacré à cette « arme invisible de la Françafrique »1, estime qu’elle n’a fondamentalement pas changé la donne. Pour lui, dans les faits, « rien ne bouge ».

Michael Pauron : Plus de deux ans après l’annonce du président français, Emmanuel Macron, et de son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, d’une réforme du franc CFA d’Afrique de l’Ouest, qu’est-ce qui a changé ?

Ndongo Samba Sylla : Le 21 décembre 2019, Macron et Ouattara avaient annoncé trois changements : la fermeture du compte d’opérations auprès du Trésor français, un nouveau nom de monnaie et la suppression des sièges réservés aux représentants français au sein de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Dès le départ, nous savions qu’il s’agissait d’une réforme administrative et non pas d’une réforme monétaire. Il ne fallait pas s’attendre à grand-chose.

Ndongo Samba Sylla
Ndongo Samba Sylla
© DR

Concernant le premier point, rappelons que chaque banque centrale de la zone franc (la BCEAO, la Banque des États d’Afrique centrale et la Banque Centrale des Comores) a un compte ouvert auprès du Trésor français. Chacune de ces banques centrales est tenue de déposer 50 % des réserves de change de ses pays membres, en échange d’une « garantie de convertibilité », c’est-à-dire la promesse du Trésor français de prêter des euros chaque fois que les banques centrales manquent de devises pour faire des paiements à l’étranger.

En réalité, cette garantie n’est pratiquement jamais activée. Dès que ces réserves baissent trop, le Trésor français, qui siège dans chacune de ces banques centrales, leur demande de serrer la ceinture. Cela conduit à des politiques d’austérité, notamment une politique monétaire plus restrictive (moins de refinancements pour les banques et des taux d’intérêt plus élevés). Si cela ne suffit pas, les pays sont incités à s’endetter en monnaie étrangère auprès du Fonds monétaire international (FMI) et/ou sur les marchés internationaux. Dans les faits, le Trésor français ne prête donc presque jamais aux banques centrales de la zone franc, c’est-à-dire qu’il leur a rarement autorisé la possibilité d’un découvert au niveau de leur compte d’opérations. Cela n’a plus été le cas au moins depuis le début des années 1990 ! La fermeture du compte d’opérations de la BCEAO était légitime et elle a bien été actée dans les nouveaux textes.

Michael Pauron : Concrètement, comment a été mis en œuvre ce premier point de la « réforme » ?

Ndongo Samba Sylla : Deux documents organisent la relation entre le Trésor français et la BCEAO : un accord de coopération entre le gouvernement français et les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et une « Convention de comptes d’opérations ». Cette dernière a été remplacée par une « Convention de garantie », signée entre le ministère des Finances français et le gouverneur de la BCEAO.

Cependant, le processus de fermeture de ce compte pose problème. Car selon l’article 53 de la Constitution française, les accords internationaux qui ont une répercussion financière « ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés » par le Parlement français. Or, la fermeture du compte est intervenue avant la ratification de la réforme en France et dans les pays de l’UEMOA. De plus, cette nouvelle convention de garantie n’était pas disponible quand les parlementaires français ont finalement ratifié le texte.

Une annonce « démagogique »

Michael Pauron : Quel était le montant disponible ? De quelles informations dispose-t-on à ce sujet ?

Ndongo Samba Sylla : Fin 2020, les réserves détenues par la BCEAO auprès du Trésor français représentaient 9,4 milliards d’euros. Selon ses récents états financiers, cette somme a été ventilée entre les comptes de correspondants - c’est à dire les comptes ouverts par la BCEAO auprès des systèmes bancaires étrangers - et le portefeuille de titres de la BCEAO.

Michael Pauron : Le nom de la monnaie, le franc de la « Communauté financière africaine », hérité du franc des « Colonies françaises d’Afrique », est un symbole qui cristallise les critiques. Emmanuel Macron et Alassane Ouattara avaient également annoncé que le franc CFA serait donc remplacé par l’eco d’ici juin 2020. Ce n’est toujours pas le cas. Pourquoi ?

Ndongo Samba Sylla : Nous savions que ce serait impossible dans ces délais. Et je ne peux pas croire qu’eux-mêmes ne le savaient pas. Si on prend l’exemple de l’euro, la monnaie scripturale est entrée en vigueur en 1999. L’euro fiduciaire (les pièces, les billets) n’a été mis en place qu’en 2002. Il faut compter au moins deux ou trois ans... Cette annonce était donc démagogique.

Macron et Ouattara avaient deux objectifs. D’un côté, s’attaquer aux symboles qui fâchent (le nom, les représentants français, la gestion des réserves de change par le Trésor français) tout en maintenant les piliers du système CFA (la tutelle du Trésor français sur le système CFA, la parité fixe avec l’euro, la liberté de transferts des capitaux et revenus). De l’autre, ils ont voulu couper l’herbe sous le pied au projet de monnaie unique de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao)2. Ce projet de monnaie unique régionale remonte à 1983. En juin 2019, les quinze pays s’étaient réunis et avaient décidé de nommer leur monnaie unique « eco » (en référence à Ecowas, l’acronyme anglais de Cédéao). La Cédéao a posé un certain nombre d’exigences pour tout pays désireux de faire part de la future zone Eco. Ces exigences n’étaient pas respectées par les pays de l’UEMOA quand Macron et Ouattara ont fait leur annonce. Macron et Ouattara ont ainsi littéralement cherché à voler le nom « eco » et délibérément créé une confusion.

Les ministres des Finances et gouverneurs des banques centrales de la Zone monétaire ouest-africaine (ZMAO) ont exprimé leur mécontentement lors d’une réunion en janvier 2020. Le président nigérian Muhammadu Buhari s’est aussi fendu d’un tweet pour dénoncer l’unilatéralisme des pays de l’UEMOA. Et, en raison de la pandémie, la Cédéao a décidé de reporter le lancement de l’eco en 2027.

Michael Pauron : L’eco « UEMOA » annoncé par Macron et Ouattara verra-t-il finalement le jour ?

Ndongo Samba Sylla : Il n’existe qu’un seul projet de monnaie « eco », celui de la Cédéao. Le soi-disant eco annoncé par Macron et Ouattara n’existe pour l’instant que dans leurs discours du 21 décembre 2019 - nulle part ailleurs. Il n’y a aucune trace législative du projet de changement du franc CFA en eco. De plus, si une maquette des pièces et billets eco existe déjà à la Cédéao, rien n’existe au sein de l’UEMOA… Cette annonce de Macron et Ouattara était du bluff.

Michael Pauron : Des observateurs français siégeaient au sein de la BCEAO. La réforme du franc CFA a mis fin à cette situation. N’est ce pas une avancée positive ?

Ndongo Samba Sylla : Les représentants français sont sortis par la porte et sont revenus par la fenêtre ! Le nouvel accord prévoit la nomination d’une « personne qualifiée et indépendante » censée rendre compte quotidiennement au Trésor français de l’évolution des réserves de change et des décisions prises en terme de politique monétaire. En cas de crise ou de perception de crise, il est écrit noir sur blanc que des techniciens français pourront siéger avec voix consultatives. Et si la garantie de convertibilité doit être activée, les représentants français reprendront position avec voix délibératives. Donc, à ce niveau, rien n’a changé. Qu’il y ait des représentants ou pas, qu’ils soient visibles ou non, cela est secondaire. Tant qu’il y aura cette convention de garantie, la BCEAO restera sous la tutelle administrative du Trésor français, qui continue de déterminer le taux de change entre le CFA et l’euro.

« Ce qui garantit une monnaie, c’est la viabilité économique d’un État »

Michael Pauron : L’arrimage à l’euro et la parité fixe entre le franc CFA et l’euro sont également des sujets de discorde...

Ndongo Samba Sylla : On peut maintenir la parité fixe si les pays y trouvent un intérêt. Mais certaines personnes s’interrogent encore sur ce qu’il adviendra si nous n’avons plus de parité fixe et si le Trésor français n’est plus là pour garantir la convertibilité. Ce raisonnement est inapproprié. Ce qui garantit une monnaie, c’est la viabilité économique d’un État. La monnaie n’est que l’ADN de la production. Parler encore de garantie pour une monnaie souveraine est choquant, c’est une notion du XIXe siècle qui nous ramène à « l’étalon-or »3.

Michael Pauron : Les annonces en trompe-l’œil d’Emmanuel Macron sur la réforme du franc CFA sont-elles caractéristiques de sa politique africaine durant son mandat ?

Ndongo Samba Sylla : Macron est cynique. Il dit à la jeunesse africaine qu’il l’écoute, qu’il veut de nouvelles relations en se débarrassant du passé colonial et néocolonial… Mais dans les faits rien ne change. C’est une main d’acier dans un gant de velours. Par exemple, Emmanuel Macron continue d’instrumentaliser les institutions de Bretton Woods pour sauvegarder les intérêts de la France en Afrique. Dans la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cémac), avec l’effondrement des réserves de change consécutif à la chute des cours du pétrole depuis 2015, la France se sert du FMI comme paravent afin de maintenir la parité du franc CFA vis-à-vis de l’euro en contrepartie de douloureux programmes d’austérité.

On observe également que la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, est soutenue par Macron malgré le scandale « Doing business »4. De manière générale, la « doctrine Macron » en Afrique consiste, avec l’appui des institutions de Bretton Woods, à semer des bombes à retardement budgétaires en encourageant des partenariats public-privé au bénéfice des entreprises hexagonales à qui les gouvernements africains sont censés dérouler le tapis rouge en assumant eux-mêmes les différents risques qu’elles pourraient encourir - risque de change, risque de demande, risque contractuel.

Michael Pauron : Pourquoi l’État français, soumis à de nombreuses critiques ces dernières années sur le continent, ne prend-il pas une décision plus radicale pour apaiser les tensions ? Par quel biais le franc CFA profite-t-il encore à la France ?

Ndongo Samba Sylla : Pour répondre à cette question, je citerai deux sondages. Le premier, réalisé auprès des Togolais, a été publié en février 2019 par « Afrobarometer ». Les deux tiers des sondés estimaient que le franc CFA bénéficiait à la France et qu’il devait être aboli. L’autre sondage a été effectué [NDLR : en avril 2019] par le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères auprès des entreprises françaises : 49 % d’entre elles estimaient que c’était un atout favorable, et seules 4 % affirmaient que le CFA n’était pas un avantage. C’est pourquoi la France rechigne à couper le cordon.

Le « système CFA » permet à la France de payer ses importations dans la zone CFA dans sa propre monnaie (un avantage plus important au temps du franc français), d’avoir des surplus extérieurs vis-à-vis des « pays CFA », de mobiliser pour son propre profit les surplus extérieurs des « pays CFA », de permettre aux entreprises françaises de rapatrier leurs revenus et capitaux sans risque de transfert ni risque de change... Enfin, le franc CFA est un système de répression politique qui ne coûte rien au Trésor français.

Les sanctions contre le Mali, « une empreinte néocoloniale »

Michael Pauron : Justement, le franc CFA s’est trouvé être une arme redoutable dans les sanctions décidées par la Cédéao contre le Mali. Pourquoi ?

Ndongo Samba Sylla : Les sanctions financières contre le Mali décidées par la Cédéao n’ont aucune base légale. Elles ont eu notamment pour effet de couper le pays de son système financier domestique, c’est-à-dire de l’accès à ses comptes à la BCEAO et dans les banques installées au Mali. C’est ce qui explique que le gouvernement malien ait récemment fait défaut (et continuera de le faire) sur sa dette en franc CFA contractée sur le marché financier de l’UEMOA. Cette situation a été rendue possible par la politisation de la BCEAO. Malgré son « indépendance » statutaire, elle reste une arme invisible du Trésor français contre tout pays dissident.

On a souvent vu l’Occident sanctionner des pays en gelant leurs actifs financiers extérieurs. C’est par exemple ce qui est fait contre la Russie dans le conflit en Ukraine. Mais on ne peut pas couper un pays et son gouvernement de ses ressources financières domestiques. Ce n’est possible que dans les unions monétaires. La Cédéao a pris des sanctions contre la Guinée similaires à celles du Mali. Si elle a pu geler certains actifs financiers extérieurs du gouvernement guinéen, elle ne peut pas l’isoler complètement du système bancaire guinéen puisque la Guinée ne fait pas partie de la zone CFA. Ces sanctions prises contre le Mali portent une empreinte néocoloniale.

Michael Pauron : Le Mali pourrait-il décider de quitter le CFA et de lancer une monnaie nationale ?

Ndongo Samba Sylla : Si la transition devait durer, je ne sais pas comment le pays pourra fonctionner sans avoir de monnaie nationale - même s’il semble que les sanctions financières ne soient pas appliquées de manière aussi rigide qu’on le dit. D’autant qu’une demande de suspension des sanctions n’a pas été acceptée lors du sommet de la Cédéao du vendredi 25 mars 2022. Quitter le CFA ne serait pas si compliqué en soi. L’article 36 du traité de l’UMOA (Union monétaire ouest-africaine) indique que tout pays qui veut sortir n’a qu’à faire une lettre notifiée à ses pairs, et cela est acté en six mois. Ce délai pourrait même être raccourci. Dans cette veine, il faut définir une unité de compte, trouver une entreprise privée pour produire les signes monétaires (billets et pièces) et disposer d’un secteur bancaire national suffisamment solide, alors que la majorité des banques maliennes sont étrangères… Ce ne serait pas simple et rapide, mais c’est faisable.

1Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du franc CFA, La Découverte, 2018.

2La Cédéao comprend quinze pays : ceux de la zone CFA réunis au sein de l’UEMOA (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo), ceux de la Zone monétaire ouest-africaine, ZMAO (Gambie, Ghana, Guinée, Nigeria, Liberia et Sierra Leone) et le Cap-Vert, soit sept pays qui ne font pas partie de la zone CFA.

3L’étalon-or est un système dans lequel la valeur externe des devises est adossée à l’or, garantissant la convertibilité des monnaies entre elles. Il a progressivement été abandonné par les États-Unis, le Canada, la Suisse, l’Angleterre et la France dans la première moitié du XXe siècle.

4En septembre 2021, elle a été mise en cause suite à des soupçons de favoritisme au profit de la Chine. Il lui a ainsi été reproché d’avoir fait pression sur ses équipes pour la rédaction du rapport « Doing Business » 2018, alors qu’elle était directrice générale de la Banque mondiale.