La lettre hebdomadaire #118

Trauma

L'image présente un miroir brisé, dont les morceaux reflètent de manière fragmentée l'environnement. Les éclats de verre montrent des bords abrupts et irréguliers, créant une texture variée. La lumière joue sur la surface des fragments, produisant des éclats scintillants. La composition monochrome en noir et blanc accentue les contrastes entre les zones sombres et lumineuses, apportant une ambiance dramatique à l'ensemble. L'impression générale évoque une sensation de fragilité et de désordre, tout en incitant à la réflexion sur les thèmes de la rupture et de la beauté dans l'imparfait.
© Savannah Bolton

L’ÉDITO

LA GUERRE AU CONGO ET LESMONS DU PASSÉ

À deux semaines de la trentième commémoration du génocide des Tutsis, qui a fait près de 1 million de morts entre le 7 avril et le 15 juillet 1994, le Rwanda s’affaire à préparer cet hommage national prévu pour durer cent jours.

Depuis trois décennies, le pays tente d’imposer une réconciliation qui semblait impossible : comment faire cohabiter 14 millions de Rwandais, dont la moitié se sont entretués entre voisins et parfois dans une même famille, au prétexte que l’un n’appartenait pas à la même « ethnie » que l’autre ? Quand bien même la notion de « hutu » et de « tutsi » (autrefois inscrite sur les cartes d’identité à l’initiative du colon belge) a été bannie du langage, l’idéologie raciste n’a pas totalement disparu. Selon le « baromètre de la réconciliation » mis en place par la Commission nationale de l’unité et de la réconciliation (l’édition 2020 est disponible ici), basé sur un échantillon représentatif de la société, environ 94 % de la population aurait tourné la page. « Il faudra peut-être encore une génération pour y arriver totalement », estime l’historien rwandais Gérard Nyirimanzi.

Dans ce contexte, la guerre qui déchire l’est de la République démocratique du Congo (RDC) voisine inquiète au plus haut point les autorités comme la population. Pour le Rwanda, il ne fait aucun doute que la sécurité du pays se joue là-bas, car les premiers responsables de cette guerre sont les génocidaires de 1994 et leurs héritiers idéologiques. Réfugiés en RD Congo après la victoire du Front patriotique rwandais (FPR, actuellement au pouvoir) qui a mis fin au génocide, les extrémistes hutus ont perpétué et propagé leur haine dans cette province où de nombreux habitants partagent la même culture de part et d’autre de la frontière – et notamment la langue, le kinyarwanda.

Ces affrontements, qui se sont intensifiés depuis bientôt deux ans et qui prennent de plus en plus une allure de conflit régional, opposent principalement les FDLR, composées notamment de génocidaires et qui seraient soutenues par l’armée congolaise, et le M23, composé majoritairement de Tutsis congolais et dont le soutien par le Rwanda a été dénoncé à plusieurs reprises par les Nations unies. Le Rwanda nie son implication militaire (mais soutient les revendications politiques), pourtant documentée par plusieurs enquêtes. Il accuse la communauté internationale de partialité et regrette que des massacres se déroulent sous les yeux d’un monde apathique, comme en 1994. « Il faut en finir avec ces discours de haine entendus de l’autre côté de la frontière, et ces gens qu’on brûle dans les rues, a déclaré Paul Kagame le 7 mars, dans une interview accordée au quotidien français Le Figaro. Une tragédie a lieu en Afrique centrale au vu et au su du monde entier. »

De nombreux Rwandais ont connu l’exil et la traque durant les décennies précédant le génocide. Il apparaît dès lors inconcevable, à leurs yeux, de laisser des massacres à caractère ethnique se perpétrer juste à côté de chez eux. Le pouvoir rwandais, qui n’hésite pas à appuyer sur la corde sensible du traumatisme, semble ainsi s’être lancé dans un projet risqué : éradiquer les graines de la discorde et de la division, motrices selon lui de l’idéologie génocidaire, et ce y compris hors de ses frontières. Celles-ci, imposées par le colonialisme, sont d’ailleurs de plus en plus critiquées, sans pour autant être encore remises en cause. Tandis que les massacres de 1994, constamment rappelés et encore très présents dans la chair et dans l’esprit des Rwandais, donnent le sentiment de servir de prétexte aux discours bellicistes.

En voulant maintenir vivant le souvenir du drame de 1994 tout en faisant en sorte de détruire l’idéologie à l’origine des massacres, où qu’elle se trouve, Kigali emprunte une voie étroite. Sous couvert de maintenir l’unité de son pays, Paul Kagame risque d’être à nouveau accusé de franchir certaines lignes rouges en matière de droits humains et d’isoler un peu plus ce « petit pays » de la région des Grands Lacs.
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À LIRE

FANON, SA VIE, SON ŒUVRE, SONRITAGE

La biographie est un art délicat qui nécessite que l’on s’immerge pleinement dans la vie de son sujet tout en gardant une forme de distance critique. Elle exige que l’on se plonge dans l’époque dans laquelle il a vécu tout en restant bien ancré dans les débats contemporains. Autant dire qu’il n’est pas donné à tout le monde de raconter la vie, mais aussi l’œuvre et l’héritage de Frantz Fanon, figure emblématique de la décolonisation qui a marqué l’histoire de ce mouvement tant par ses combats politiques, aux côtés du Front de libération nationale (FLN) algérien notamment, que par ses écrits, traduits dans plusieurs dizaines de langues et considérés aujourd’hui comme des références. Adam Shatz s’y est essayé, et c’est un magnifique livre qu’il nous propose à La Découverte, l’héritière de Maspero, l’éditeur historique de Fanon.

Rédacteur en chef aux États-Unis de la London Review of Books et collaborateur de la New York Review of Books et du New Yorker, l’universitaire Adam Shatz raconte avec talent, et tout en érudition, la vie de ce psychiatre martiniquais spécialiste de la désaliénation qui a combattu en Europe et en Afrique du Nord dans les rangs de la « France libre », a écrit un monument (Peau noire, masques blancs) à l’âge de 27 ans, a épousé corps et âme le combat pour la libération de l’Algérie et s’est éteint à l’âge de 36 ans après avoir écrit un autre monument (Les Damnés de la Terre). Une vie aussi courte qu’intense, un « thriller de la décolonisation et de la guerre froide » que Shatz a su rendre accessible sans jamais ignorer la complexité de la pensée fanonienne, et en la faisant résonner avec les combats politiques actuels. L’analyse de ses écrits dans le dernier chapitre, intitulé « Le Prophète », sera probablement discutée, voire critiquée, mais elle a l’intérêt de proposer un éclairage subtil sur les dynamiques et sur les contradictions qui traversent le mouvement décolonial aujourd’hui.

À noter que Shatz n’ignore pas les épisodes africains de Fanon. Dans un chapitre intitulé « L’Africain », il revient sur ses missions en Afrique subsaharienne, notamment auprès de Patrice Lumumba au Congo.

À lire : Adam Shatz, Frantz Fanon. Une vie en révolutions, La Découverte, en vente depuis le 21 mars 2024, 512 pages, 28 euros.
À lire également : les bonnes feuilles sur Orient XXI

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