Rwanda. Avant le génocide, un autoritarisme ordinaire

Analyse · Si les observateurs ont tendance à se focaliser sur les crises « extraordinaires » (coups d’État, guerres civiles...), l’étude du fonctionnement « ordinaire » des régimes autoritaires permet de mieux comprendre leurs violentes dérives. Exemple avec le Rwanda des Première et Deuxième Républiques, qui ont précédé le génocide de 1994.

L'image montre un groupe de personnes en extérieur lors d'un événement formel. Au premier plan, deux hommes bien habillés sourient et semblent discuter. L'un porte un costume noir avec une cravate à motifs, tandis que l'autre arbore un costume rayé avec une cravate aux motifs plus délicats. En arrière-plan, un homme en uniforme militaire observe la scène, ce qui ajoute une dimension de solennité à l'événement. Le fond est lumineux, et on peut deviner une atmosphère de convivialité et d'échange entre les participants.
Juvénal Habyarimana, le président du Rwanda de 1973 à 1994, lors d’une visite aux USA en 1980.
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Lorsque l’on pense à l’autoritarisme, on pense souvent à ses expressions extrêmes et ostentatoires, telles que la violence pratiquée par l’État, l’oppression très patente des voix démocratiques comme les activistes ou les médias, et la corruption à grande échelle qui mine une économie nationale. On pense à l’autoritarisme d’un Joseph Staline, d’un Saddam Hussein, d’un Idi Amin Dada. Cette tendance à se concentrer sur les stratégies les plus extrêmes de l’autoritarisme tend aussi à nous amener à nous focaliser sur les moments les plus durs ou les plus instables des régimes autoritaires.

En dehors des crises, on suppose souvent que l’autoritarisme est efficace en matière de contrôle des opposants politiques et des citoyens ordinaires – un contrôle rendu possible en les réprimant et les amenant à l’obéissance. Et ce jusqu’à ce que cet autoritarisme implose de manière spectaculaire, par le biais d’un conflit armé, d’un renversement dramatique par un coup d’État ou de grandes manifestations dans la rue. L’autoritarisme est donc tout ou rien, complet ou failli. Mais que se passe-t-il entre les crises et au-delà des pratiques autoritaires extrêmes ?

Bien qu’ils suscitent moins d’intérêt de la part des médias et des chercheurs, ces moments ordinaires de l’autoritarisme jouent tout autant un rôle dans la consolidation ou dans le délitement autoritaire que les crises sur lesquelles les chercheurs préfèrent se pencher. Les moments plus ordinaires dans l’existence d’un régime et certaines de ses relations considérées comme banales, en dehors de celles qui existent au sein du noyau dur du régime et avec ses principaux opposants, peuvent également miner la stabilité et concourir éventuellement à la fin d’un régime. De l’accumulation de moments et de frictions banals peuvent naître les crises majeures sur lesquelles nous avons tendance à nous concentrer.

Étudier l’ordinaire plutôt que l’extraordinaire

Le Rwanda en est une bonne illustration, comme je le montre dans mon livre, Trajectories of Authoritarianism in Rwanda. Elusive Control before the Genocide Trajectoires de l’autoritarisme au Rwanda : contrôle inachevé avant le génocide », non traduit en français). On pourrait s’étonner de voir le Rwanda étudié pour ses moments ordinaires. Ce dernier est en effet beaucoup plus largement associé à l’extraordinaire : à la violence extrême du génocide qu’il a connu d’avril à juillet 1994. Toutefois, en amont de ce génocide perpétré contre les Tutsis et de la radicalisation de certaines franges de la scène politique rwandaise qui l’ont précédé, l’autoritarisme pratiqué au Rwanda par ses Première et Deuxième Républiques était, lui, plutôt conventionnel et montre bien comment les crises – même les plus tragiques comme l’instabilité au Rwanda au début des années 1990 – peuvent naître des frictions et des relations considérées comme plus ordinaires.

Ces deux régimes sont aujourd’hui essentiellement étudiés à travers le prisme du génocide. Étant donné que celui-ci est généralement compris comme un crime d’État, la conception qu’on a de ces deux régimes s’articule autour d’autorités qui ont su, au fil des décennies, exercer un contrôle sur les Rwandais. C’est ce contrôle qui aurait permis de transformer la population hutue en meurtrière lors d’un génocide dit « de proximité », exécuté en grande partie par des citoyens ordinaires contre des citoyens ordinaires. Les Première et Deuxième Républiques rwandaises sont donc généralement décrites comme ayant été dirigées par des régimes autoritaires forts, et donc « en contrôle », s’étant enracinés profondément dans la société rwandaise de manière à la faire lever dans son entreprise génocidaire. En d’autres termes, le Rwanda d’avant le génocide est perçu comme un de ces contextes où le régime tient la société de par sa capacité de surveillance des Rwandais, combiné à la production d’une tendance à l’obéissance chez ceux-ci.

À l’exception, bien entendu, des crises importantes, souvent conçues de manière identitaire en raison du poids qu’a le génocide dans la compréhension de la politique rwandaise. Ces crises sont les seuls moments de la période régulièrement couverts par la plupart des chercheurs au cours des dernières décennies : l’avènement de la Première République dans le cadre de la « Révolution sociale », connue pour son renversement des autorités tutsies, le coup d’État menant à la Deuxième République et la violence anti-Tutsis l’ayant précédé, ainsi que le début de la guerre en 1990 opposant le Front patriotique rwandais (FPR), à prédominance tutsie, au gouvernement.

Tensions en continu

Si aujourd’hui on remet de plus en plus en question les explications du génocide centrées sur le simple contrôle et sur la conformité, les chercheurs continuent majoritairement à soutenir l’hypothèse d’un contrôle maximal de la part de l’État et de l’obéissance aveugle des citoyens au cours des décennies précédentes. Pourtant, les archives font état de frictions, de tensions et de défis récurrents au cours des Première et Deuxième Républiques. En outre, différentes études ont régulièrement mis en évidence la capacité des Rwandais à échapper au contrôle de l’État, de la pré-indépendance à la période précédant le génocide. D’ailleurs, c’est encore le cas aujourd’hui, malgré un gouvernement au pouvoir encore plus coercitif que ceux en place avant 1994. Ces moments ordinaires sont ignorés, en raison de leur supposée banalité. Ils sont pourtant le ferment des crises majeures qui ont fini par mener à la fin des deux Républiques pré-génocide.

Celles-ci ont toujours connu leur lot de dissensions politiques, à l’intérieur même du régime ou en réaction à celui-ci, opposant les courants radicaux aux courants modérés, ou encore les civils aux militaires. On n’en parle peu en dehors des crises mais les divisions au sein du régime, des institutions et même entre certaines franges clés de la société, comme les bureaucrates ou les intellectuels, ont alimenté un sentiment d’inquiétude de la part du régime qui transparaît notamment dans les discours des présidents de l’époque.

Ces tensions en continu, qu’un ancien ambassadeur français qualifiait d’« affrontement touffu et incessant », ont contribué à accentuer le réflexe autoritaire des Première et Deuxième Républiques : purges, mises à l’écart de certains acteurs, et la tendance de plus en plus prononcée à se tourner vers un noyau dur de personnes « sûres ». L’autoritarisme croissant au sein de l’appareil étatique rwandais n’est pas né des crises, mais de ces frictions ordinaires en continu.

Contrôler les campagnes

De manière similaire, en dehors de Kigali, la capitale, la capacité de contrôle des deux Républiques est demeurée moins évidente que la plupart des chercheurs la décrivent. Sans nécessairement se traduire par une contestation flagrante des régimes, les autorités locales ont souvent continué d’exercer leurs fonctions – au nom du régime – de manière plus arbitraire et plus diverse que les attentes de Kigali. Pour la majorité des Rwandais vivant en dehors de Kigali, c’est cet autoritarisme plus diffus qu’ils appréhendaient, ressentant non pas une forme de contrôle direct venant de la capitale, mais une coupure entre eux et le monde des élites en ville.

C’est en réponse à cette distance entre la capitale et le reste du pays que les deux régimes ont également accru leurs efforts pour contrôler les zones périphériques, allant d’un déploiement plus systématique de la couverture médiatique et des outils de propagande à des formes de décentralisation du pouvoir pour rapprocher le régime des citoyens. Dit autrement, l’apprentissage et l’expérimentation autoritaires des Première et Deuxième Républiques sont également venus en réponse à un contrôle inachevé du local, et ont souvent pris une forme moins visible que la répression violente qu’on associe plus généralement à l’autoritarisme.

Les deux Républiques n’ont donc jamais été cet univers de contrôle avéré qu’on leur attribue. Toutefois, dans leurs tentatives répétées de contrôle et dans leurs efforts pour se prémunir contre les opposants politiques et le mécontentement des citoyens, elles ont accumulé les contradictions. Plus ces régimes ont tenté d’accentuer leur contrôle, se sont refermés sur eux-mêmes et ont exclu, plus leurs trajectoires ont généré de nouveaux risques. Ce faisant, ils ont créé plus d’opposants et plus de mécontentement. C’est cette spirale de renforcement autoritaire qui a fini par alimenter les crises majeures auxquelles les deux Républiques ont été confrontées, au cours desquelles elles ont choisi de se tourner vers certaines des formes les plus ostentatoires de la gouvernance autoritaire.

Assurer les bases du régime

C’est d’ailleurs ainsi que nous devons comprendre l’histoire du génocide rwandais. Il n’est pas uniquement l’histoire d’autorités totalitaires contrôlant la situation et capables de contraindre des Rwandais dociles. Il est au contraire le point d’arrivée d’une trajectoire d’autorités qui, n’ayant jamais réellement maîtrisé la situation politique, ont eu le sentiment de perdre le contrôle, qui plus est dans le cadre d’une guerre et d’un processus de libéralisation politique ayant secoué les fondations du régime au début des années 1990. Dans ce contexte, l’innovation autoritaire s’est transformée en polarisation ethnique, laquelle fut poussée à son paroxysme. Devant la crise ultime, assurer les bases du régime s’est transformé en un appel à la solidarité hutue.

Ce qu’une focalisation sur le Rwanda d’avant le génocide illustre, et surtout ce qu’une focalisation sur l’autoritarisme au Rwanda sur la longue durée démontre, c’est que les crises sur lesquelles nous nous concentrons pour comprendre l’autoritarisme ne naissent jamais uniquement de jonctions critiques. Souvent, elles trouvent aussi leur source dans les moments ordinaires de l’autoritarisme, où celui-ci peut prendre des formes moins flagrantes. Le jeu d’équilibriste complexe qu’est l’autoritarisme, où l’on tente de gouverner par l’exclusion de manière aussi efficace que possible, est rarement durable à long terme. L’autoritarisme porte dans sa nature même les sources de sa faillite. Sa précarité peut ne pas être manifeste, mais elle se construit au fil de moments et de pratiques, incluant les plus banals, même si trop souvent nous choisissons de les ignorer.