
Depuis que la Seleka, une coalition de groupes armés1, a chassé François Bozizé du pouvoir, en mars 2013, la République centrafricaine (RCA) est déchirée par un conflit aux racines économiques, politiques et sociales. En 2020, avant l’élection présidentielle, les principaux groupes rebelles du pays se sont alliés pour déstabiliser le président (et candidat sortant) Faustin-Archange Touadéra (élu en 2016 et réélu en 2020) en formant la Coalition des patriotes pour le changement (CPC). Des affrontements ont eu lieu dans plusieurs villes du pays, faisant fuir une fois de plus les civils.
Depuis une décennie, la majeure partie de la population centrafricaine a assisté ou participé à au moins un acte de violence, allant du viol au meurtre. Certains ont pris les armes après avoir vu leurs proches mourir ; d’autres parce que leur pain quotidien était menacé. En 2017, durant son premier reportage dans le pays, la photojournaliste Adrienne Surprenant se fait raconter par ses interlocuteurs leurs cauchemars et leurs insomnies. Ces témoignages révèlent une réalité douloureuse et souvent ignorée : les troubles du sommeil sont l’un des principaux symptômes de la mémoire traumatique qui, en RCA, est liée à la guerre civile.
À la rencontre de ces gens profondément blessés, dont les témoignages sont parfois insoutenables, une question s’impose : quelles peuvent être les possibilités de reconstruction pour une société où le trauma est la norme ? Comment cohabiter, avec tous les troubles psychiatriques découlant d’un événement traumatique – insomnie, hypervigilance, irritabilité, amnésie partielle ou totale, comportement violent ou dissociatif, flash-back, angoisse, détresse psychologique et cauchemars ?
Une violence omniprésente
C’est ainsi que, à l’instar du docteur Kaleb Kette, le seul psychiatre du pays, Adrienne Surprenant a commencé à demander : « Comment dormez-vous la nuit ? » Cette question lui a permis d’aborder les trajectoires personnelles et les blessures psychologiques sans risquer de provoquer un second traumatisme chez la personne interviewée, lui laissant le choix de donner (ou non) des détails, ou d’exprimer la réalité par les métaphores de ses rêves.
De 2017 à 2021, la photographe a pu interviewer des personnes souffrant de stress post-traumatique issues de différents milieux, des chefs de guerre en prison aux survivantes de violences sexuelles.
Depuis la fiction des rêves, mais ancré dans la réalité qui les inspire, ce reportage relate l’histoire d’un pays aux prises avec l’omniprésence de la violence et ses impacts sur la santé mentale. Outre la dureté des récits et les souffrances psychologiques, Afrique XXI a choisi de montrer, aussi, le chemin de la guérison, dans un pays où les infrastructures psychiatriques sont quasi inexistantes – on ne compte qu’un psychiatre et deux psychologues dans tout le pays. Depuis 2016, Action contre la faim (ONG pour laquelle Adrienne Surprenant a réalisé des reportages) apporte une assistance en santé mentale à Bangui et à Sibut. L’organisation forme également des personnels en contact régulier avec la population.

Florence (le prénom a été modifié), 6 avril 2018, Bangui. « Sans mentir, la nuit, je fais des hallucinations sur tout ce que j’ai vécu, ça revient. Comme les gens prodiguent des conseils, je surmonte, mais parfois les choses reviennent la nuit. Ce qui vient en tête, à chaque fois, ce sont les coups et blessures que j’ai subis, et mon mari, je ne sais pas s’il est enterré. Et comment ils ont fait pour tout détruire la maison ? Il me revient l’image de comment on m’a frappé, on a cassé mes côtes. J’imagine comment mon mari est mort. Je n’ai plus rien, rien comme ça. »

Kadidja, 23 septembre 2019, Alindao. « J’étais si stressée et si fatiguée que je ne pouvais même pas nourrir mes enfants. Je ne pouvais pas dormir, je ne savais pas quoi faire », se souvient Kadidja. Elle a appris des exercices de respiration auprès d’Action contre la faim qui l’aident maintenant à dormir de 3 heures à 6 heures du matin. « Ce qui s’est passé, c’est que je pensais trop aux événements. Quand l’attaque a eu lieu, mon enfant est allé voir ce qui se passait. On lui a tiré dessus. Mon mari l’a suivi et a été tué devant mes yeux par une balle. Maintenant, je dois m’occuper de trop de personnes. Mes huit enfants sont devenus maigres. Je nourris aussi ma grand-mère et ma vieille tante. »

Nicolas Samson, 20 novembre 2017, Bangui. Dans la seule section en psychiatrie de tout le milieu hospitalier de Centrafrique, le patient arrange sa moustiquaire avec l’aide de son frère. Il a été hospitalisé à la suite des violences qu’il a commises envers des proches, une des conséquences de son syndrome post-traumatique. Durant le conflit, sa maison et tous ses biens ont été pris par les rebelles de la Seleka.

Philippe, 25 septembre 2020, Elim. « Mon ami avec qui j’ai souvent partagé du vin de palme, il m’appelle du bord de la route. Je lui dis “non”. L’ami n’est pas vraiment là. Il ne peut pas être là : il n’est plus en vie. Je lui dis : “On ne peut pas aller se promener avec toi.” L’ami refuse, il vient me chercher et je me réveille », raconte Philippe, 42 ans, qui a rendez-vous avec un des assistants en santé mentale de l’ONG Action contre la faim, dans l’église de la congrégation protestante d’Elim. À la fin de l’année 2017, il a fui son village attaqué, mais s’est fait prendre par les combattants anti-Balaka2. Accusé de trahison parce qu’il n’avait pas rejoint leurs rangs, il a été poignardé. Son frère aîné a été décapité. Sa sœur, accusée de sorcellerie, a été tuée à coups de matraque. Son enfant, qui pêchait, a été abattu, puis sa fille, qui était allée se baigner, s’est noyée. « Je pense beaucoup à tout ce qui s’est passé, à la peur que j’ai ressentie. Si je ne travaille pas, si je reste à la maison, les pensées reviennent et je revois toutes les images. »

Apssata, 21 septembre 2019, Alindao. « Quand je me suis enfuie, j’ai vu la mort au sol. Ici et là, des cadavres petits et grands. Je ne savais pas si j’allais rester en vie. Je ne voulais pas dormir, effrayée par la loi des armes qui régnait ici. J’étais sûre que j’étais déjà morte. Même mon mari, mes enfants, j’étais sûre que nous étions morts. » Elle suit les ateliers d’Action contre la faim sur la santé mentale et commence à reprendre le contrôle de ses rêves.

Rosa (le prénom a été modifié), 13 septembre 2019, devant les archives du seul service psychiatrique de Bangui. « Quand je dors, je rêve de toutes les scènes de torture et de mort. Je crie si fort que mon voisin arrive en courant. Je parle sans en avoir conscience. Parfois, je pense à manger des pilules. Mes enfants d’abord et puis je mourrais », dit Rosa après une consultation. Un matin, vers 3 heures, son village près d’Alindao est attaqué par la Seleka. En courant, elle a vu le corps de sa coépouse sur le sol. Son ventre de femme enceinte était ouvert, et le fœtus gisait sur elle. Le mari de Rosa est mort en essayant de se défendre. Elle a couru entre les balles lorsque sa fille a été frappée à la tête. Elle l’a laissée pour morte dans une rivière, mais un homme a attrapé la petite fille et l’a ramenée à sa mère : « Je me souviens avoir souhaité qu’elle soit morte. Je ne pouvais pas courir avec un tel poids. Je voulais juste m’enfuir. » Épuisé, le groupe avec lequel elle fuit décide de faire cuire quelques tubercules. La fumée trahit leur emplacement : tous les garçons du groupe, bébés et enfants, ont été mis à part. Les derniers mots du fils de Rosa furent : « Est-ce que je vais mourir maman ? » Les têtes ont été ramenées aux mères, qui ont été forcées de les allaiter. Deux femmes ont été tuées sur place, les cinq restantes ont été violées par douze combattants. Ils ont introduit du bois, des pierres et des bouteilles cassées dans leur vagin. Rosa a perdu connaissance. Elle ne sait toujours pas comment la Minusca (Mission des Nations unies en RCA) l’a trouvée et l’a amenée avec sa fille à Bangui. Elle a dû subir de multiples opérations pour réparer son vagin et souffre toujours d’une fistule. Sur les cinq femmes, elle est la seule survivante. Le psychiatre lui a donné des pilules. « Sans le traitement, dit-elle, je ne saurais pas quoi dire et quoi faire. »

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