La lettre hebdomadaire #98

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© David McLenachan / Unsplash

L’ÉDITO

SUR LA PALESTINE, LE SILENCE COUPABLE DES ÉTATS AFRICAINS

Il y a quelques jours, Sonia Le Gouriellec a, dans un long article publié sur Le Grand Continent, recensé le positionnement des États africains sur la guerre israélo-palestinienne, sur les bombardements incessants menés par Israël contre les habitant⸱es de Gaza et sur l’attaque sanglante du Hamas du 7 octobre. La chercheuse constatait que « c’est en Afrique subsaharienne que l’on trouve le moins de pays ayant réagi à la guerre de Soukkot entre le Hamas et Israël », expliquant que « ces silences, et les réactions généralement très mesurées des autres États sont le fruit des relations complexes que nombre d’entre eux entretiennent avec l’État hébreu depuis la rupture de la guerre de Kippour », en 1973.

La carte qui illustre cet article est édifiante : alors que la quasi-totalité des pays européens, asiatiques, arabes et américains ont réagi, dans un sens ou dans l’autre (soutien à Israël, soutien à la Palestine, appel à la désescalade sans condamnation du Hamas), près de la moitié des États africains sont, eux, restés muets. Certains, comme l’Algérie, ont apporté leur soutien au peuple palestinien et au droit à la résistance ou, comme l’Afrique du Sud, ont rappelé le contexte historique et la situation d’apartheid que subissent les Palestinien⸱nes. D’autres, comme le Kenya, ont fait connaître leur soutien à Israël. L’Union africaine a pour sa part publié un communiqué relativement neutre. Mais la plupart n’ont pas jugé nécessaire de prendre position.

Ce désintérêt peut s’expliquer de plusieurs manières. Des États en guerre ont d’autres sujets de préoccupation – et des millions de personnes, comme en République démocratique du Congo, pourraient d’ailleurs légitimement s’indigner de la médiatisation de ce conflit et surtout de l’invisibilisation de ce qu’elles subissent. D’autres sont mal placés pour critiquer le nettoyage ethnique en cours dans la bande de Gaza, alors qu’ils se sont eux-mêmes rendus coupables récemment de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, comme l’Éthiopie, accusée par nombre d’observateurs d’avoir mené une politique génocidaire au Tigray ces trois dernières années (à ce propos, Afrique XXI publiera une analyse juridique éloquente lundi 6 novembre). D’autres enfin, comme le Cameroun, sont prisonniers des liens étroits qu’ils ont tissés avec Tel-Aviv ces dernières années, parfois dans le seul but de bénéficier de l’expertise israélienne en matière de renseignement et de sécurité afin de réprimer leur propre population.

Mais concernant de nombreux autres États africains, leur silence interroge. D’abord parce qu’il contraste avec l’émotion que suscitent dans les opinions publiques le calvaire vécu par les Gazaouis depuis quatre semaines, et plus largement l’injustice subie par les Palestinien⸱nes depuis plus de 75 ans – une asymétrie qui illustre, comme beaucoup d’autres, l’immense fossé entre les élites dirigeantes et les peuples qu’elles gouvernent. Ensuite, et surtout, parce que la question palestinienne devrait être un sujet majeur pour l’ensemble des pays du continent qui, tous sans exception, ont été confrontés, dans un passé pas si lointain, et sous diverses formes, à l’extrême violence de la colonisation, et qui ne cessent de le rappeler.

Comme le constatait Alain Gresh (directeur de publication d’Afrique XXI) en mai dernier dans Orient XXI, le sionisme est un colonialisme qui a abouti à un régime d’apartheid. « Contrairement à d’autres entreprises de colonialisme de peuplement (Algérie, Afrique du Sud), l’objectif du sionisme était de créer un État national pour les colons et donc de se débarrasser de la population autochtone, écrivait-il. Cette ambition fut partiellement atteinte avec l’expulsion de 600 000 à 700 000 Palestiniens en 1947-1949 et la création d’une citoyenneté juive qui n’incluait pas les autochtones. Ceux qui sont restés (150 000 environ) furent soumis jusqu’en 1966 à un régime militaire et à une entreprise de colonisation intérieure – notamment la confiscation des terres –, avec la volonté de "judaïser la Galilée". La conquête de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza en juin 1967 posa un défi nouveau aux autorités israéliennes, en changeant le rapport des forces démographiques : désormais, sur le territoire historique de la Palestine vivent plus ou moins autant de Juifs que de Palestiniens. Pour résoudre ce dilemme tant que les conditions d’une nouvelle Nakba ne sont pas réalisées, pour consolider l’"État juif", le sionisme se doit de légaliser un système d’apartheid, ethnocratique, qui pousse à l’affirmation sans aucun complexe d’un suprémacisme juif et institue une "séparation" avec les Palestiniens, aboutissement de plus d’un siècle de colonisation. »

Cette histoire, et ces deux mots, « colonialisme » et « apartheid », devraient susciter un rejet général dans le monde entier, et plus intensément encore en Afrique, où des millions de personnes ont vécu (et continuent de vivre) dans leur intimité les conséquences destructrices de ces deux formes de suprémacisme. Ils devraient pousser les États africains à soutenir activement la Palestine, à dénoncer les crimes d’Israël et à peser de tout leur poids (un poids important aux Nations unies, en raison de leur nombre) pour qu’enfin les Palestinien⸱nes puissent avoir le droit de vivre – tout simplement – et de coexister pacifiquement avec les Israélien⸱nes.
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À lire

EN CENTRAFRIQUE, DE LALIQUESCENCE ÉTATIQUE À L’AUTORITARISME POLITIQUE

Comprendre la situation politique actuelle en Centrafrique est devenu une gageur. C’est ce pari qu’a relevé le chercheur Roland Marchal dans une étude de presque 70 pages publiée le 24 octobre par le Centre de recherches internationales (Ceri). « Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme » revient sur les longues errances sécuritaires et politiques du pays, dirigé depuis 2016 par Faustin-Archange Touadéra (réélu en 2021, il a fait sauter la limitation des mandats en 2023 en réformant la constitution).

« La direction d’un État déliquescent comme la RCA joue aujourd’hui de ses propres faiblesses et d’une configuration régionale et internationale particulière pour clôturer le champ politique, brutaliser sa propre population en construisant un ennemi forcément étranger, en jouant d’intérêts opportunistes russes pour sa pérennisation », écrit le chercheur.

L’étude revient sur le rôle des voisins de la Centrafrique (Congo-Brazzaville et Tchad par le passé, Rwanda aujourd’hui), mais aussi sur les erreurs d’analyse de ses partenaires internationaux traditionnels (institutions de Bretton Woods, France…). La stratégie politique actuelle, appuyée par la société de mercenaires russe Wagner, est « un autoritarisme disruptif qui allie des technologies de répression modernes aux pratiques coercitives plus traditionnelles de la vie politique locale », qui ne fait que renforcer des « élites centrafricaines [qui] n’avaient guère d’ambition et se contenteraient de peu ».

Le constat est sévère : « La fabrique d’un tel autoritarisme s’appuie sur la construction d’une menace particulière (des groupes armés transnationaux), une communauté internationale atone qui s’épuise à mettre en œuvre des solutions éculées et une offre de sécurité qui renvoie le maintien de la paix onusien ou la mission de formation européenne à la marge : l’implication militaire russe mais aussi rwandaise traduit une volonté de mettre hors jeu une gestion régionale et internationale de la crise qui a échoué, tout en reconduisant une économie concessionnaire dans le domaine minier et agricole, dont les premiers bénéficiaires restent les gouvernants à Bangui. »

À lire : Roland Marchal, « Centrafrique : la construction d’un autoritarisme », Ceri / Sciences Po, 24 octobre 2023. À télécharger ici.
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Maina Waruru