Le golf, vitrine fragile des espérances du Kenya

Récit · Alors que vient de s’achever l’Open du Kenya 2025, l’un des rares tournois de golf professionnel organisés sur le continent, le chercheur Dominique Connan, auteur de Faire partie du club, élites et pouvoir au Kenya, et la journaliste Manon Mendret scrutent la popularité de ce sport au sein des élites du pays.

Imaginez un vaste terrain de golf, baigné par la lumière du soleil. Au premier plan, deux joueurs se concentrent sur le putting green, faisant preuve de délicatesse et de précision. L'un d'eux est en position de putt, tandis que l'autre observe attentivement. À l'arrière-plan, des spectateurs en tenue décontractée, vêtus de couleurs variées, attendent avec excitation, certains filmant ou prenant des photos. Autour du green, de grands arbres fournissent de l'ombre, ajoutant à la beauté de l'environnement. À droite, on aperçoit un bâtiment avec des balcons, où d'autres personnes sont rassemblées pour profiter du spectacle. L'atmosphère est vivante, remplie de murmures, de rires et de l'anticipation d'un moment décisif dans le jeu.
Kenya Open 2025
© Manon Mendret

En fin d’après-midi samedi 22 février, alors que l’avant-dernière journée du Kenya Open 2025 se termine, le grand public quitte le Muthaiga Golf Club de Nairobi, hôte de la compétition. Longeant un lac artificiel qui jouxte l’un des plus beaux fairways du parcours, les tentes VIP se remplissent, elles, doucement. Seul un petit nombre d’élus, majoritairement issus du monde des affaires, peut se rendre à l’intérieur de ces espaces cossus. L’entrée y est étroitement contrôlée par le personnel, qui scrute les poignets des visiteurs. Un bracelet en papier fait office de passeport social. Assises dans des fauteuils en velours, des personnes en polos Ralph Lauren devisent, un whisky à la main, jetant parfois un coup d’œil à ceux qui restent à l’extérieur. Cette anecdote illustre la fragmentation des élites kényanes, car, dans ce pays d’Afrique de l’Est, les parcours de golf ne sont pas seulement des terrains de sport. Ce sont aussi des lieux où se jouent les ambitions et les contradictions des classes les plus fortunées.

Au Kenya, peut-être davantage que dans d’autres pays d’Afrique anglophone, le golf joue, depuis l’indépendance, un rôle important dans la formation des élites. L’ancien président Mwai Kibaki (2002-2013) était un golfeur reconnu, souvent représenté, dans les caricatures de presse, avec un fer de golf à la main. L’une des manifestations de ce rôle est l’importance prise, au fil des ans, par le Kenya Open. Ce tournoi de golf professionnel, qui se tient depuis 1967, est devenu l’une des rares étapes africaines de l’European Tour – le championnat de golf européen – avec l’île Maurice et l’Afrique du Sud. 

Sponsorisé par Magical Kenya, l’agence nationale du tourisme, le tournoi se joue cette année au Muthaiga Golf Club, un établissement créé dans les années 1920 par les colons britanniques. Pourtant, pour les classes supérieures africaines qui le pratiquent, le golf est un sport qui renvoie davantage à l’avenir qu’au passé impérial, témoignant aussi d’une aspiration à une meilleure place dans la mondialisation.

Par-delà le passé colonial

Alors que les golfeurs professionnels s’élancent sur le parcours sous un soleil de plomb, le public, surtout composé des amateurs du pays ayant acquitté les 5 000 KSh (shillings kényans, soit environ 37 euros pour les quatre jours de tournoi) du billet d’entrée, exprime son enthousiasme. La tenue de l’événement témoigne de la présence du Kenya sur la scène internationale et de ses parcours de golf, dont il revendique l’excellence au regard des greens européens et mondiaux : « Si nos parcours ont été qualifiés pour faire partie du DP World Tour, c’est qu’ils sont à la hauteur des standards exigés. J’ai participé à d’autres tournées à Dubaï et au Qatar, et, compte tenu des conditions climatiques, je pense que le Magical Kenya Open s’est particulièrement bien préparé », explique un membre du Limuru Golf Club venu en spectateur.

 Le Muthaiga Golf Club, l'un des plus prestigieux de Nairobi, où se rencontraient, dans les années 2000, le président et les hommes d'affaires qui finançaient son parti.
Le Muthaiga Golf Club, l’un des plus prestigieux de Nairobi, où se rencontraient, dans les années 2000, le président et les hommes d’affaires qui finançaient son parti.
© Dominique Connan

Une perception mise en avant par les organisateurs et les sponsors. Lors de la cérémonie de fermeture, tous se sont félicités de la réussite de la compétition et ont salué le niveau des joueurs. Dimanche 23 février, le secrétaire principal du ministère kényan des Sports, Peter K. Tum, est venu remettre le prix, un rhinocéros en bronze, au gagnant, le Sud-Africain Jacques Kruyswijk. Vêtu d’un polo blanc floqué du logo du tournoi, P. Tum a estimé que « le Kenya s’en [était] très bien sorti » et il a décrit cette édition comme un « succès ». « Le monde a vu qu’il y avait des golfeurs dans ce pays », s’est-il exclamé. Aucun Kényan n’a pourtant passé le cut – la sélection après deux jours de tournoi – ni accédé aux phases finales du week-end, moment où la foule se densifie. « Le niveau est élevé. Les Européens sont très bons ; il est difficile pour les Africains de suivre », déplore l’accompagnateur d’un golfeur ougandais, une casquette vissée sur la tête. Selon les amateurs kényans de golf, les joueurs manquent de préparation et de visibilité. Cette situation est récurrente car jamais un Kényan n’a gagné le tournoi, et le seul à s’être hissé sur le podium, Jacob Okello, en 1998, avait été sévèrement battu par le vainqueur d’alors. 

Le golf occupe pourtant une place à part dans l’imaginaire des classes supérieures kényanes. Sport central dans la sociabilité des colons britanniques, il a été, après l’indépendance, le support d’une revanche sur un passé de violences et d’humiliations.

L'africanisation des clubs s'est produite sur une durée assez longue. Ici, la galerie de portraits des présidents du Thika Sports Club montre que le club a été dirigé par des Blancs jusqu'à la fin des années 1970.
L’africanisation des clubs s’est produite sur une durée assez longue. Ici, la galerie de portraits des présidents du Thika Sports Club montre que le club a été dirigé par des Blancs jusqu’à la fin des années 1970.
© Dominique Connan

Dans les années 1960 et 1970, la jeune génération d’Africains – dont le futur président, Mwai Kibaki – qui avait pris les rênes du pays à l’indépendance sponsorisait et récompensait les caddies qui gagnaient contre les Blancs sur le circuit amateur national. La permanence du golf par-delà l’empire s’expliquait alors par la grande stabilité des structures politiques et économiques héritées du colonialisme et par la persistance, dans le pays, d’une puissante minorité blanche disposée à transmettre le sport et ses traditions à ceux qu’elle estimait être ses héritiers africains au sein des professions libérales, de l’administration, du monde des affaires et de la politique.

Les ambitions contrariées d’une minorité

Plus récemment, les nouvelles classes supérieures africaines issues des privatisations, inspirées par l’exemple de Tiger Woods, ont fait du golf un sport qui catalyse leurs représentations du succès social, mais également l’image de la place du pays dans le monde. Elles rêvent que le Kenya compte enfin parmi les nations émergentes, tel un « Singapour de l’Afrique », sinon « un pays à revenu moyen ». D’où le succès des clubs, tous privés, qui réunissent aujourd’hui, parmi les élites politiques, professions libérales ou cadres d’entreprise, près de 12 000 pratiquants, un chiffre en constante augmentation, qui fait du Kenya le deuxième pays africain en termes de licenciés après l’Afrique du Sud. Cet engagement nourrit aussi l’espoir placé dans l’apparition, sans cesse repoussée, de champions internationaux kényans.

Ce rêve est néanmoins contrarié par plusieurs dynamiques. Comme nombre de politiques publiques, les investissements sportifs sont affectés par la corruption et les détournements de fonds. Plusieurs scandales ont exposé les pratiques frauduleuses des institutions sportives du pays ces dernières années. En 2021, la Fédération kényane de football a été dissoute après des allégations de détournement de fonds. L’athlétisme, où brillent les Kényans, en a aussi fait les frais. Lors des Jeux olympiques de 2016, à Rio, sept dirigeants de la délégation kényane ont été accusés d’avoir détourné 500 000 dollars au détriment de leurs coureurs.

Le golf ne semble pas faire exception, alors que la méfiance à l’égard des institutions empêche de pérenniser toute politique de sponsoring sportif : « Il y a de superbes athlètes ici mais ils n’obtiennent pas de financement car le pays est totalement corrompu. Des milliardaires sont là, à regarder jouer les golfeurs. Ils pourraient facilement les soutenir, mais ils ne le font pas », regrette Harmon Parker, un Américain membre du Limuru Country Club.

Sous sa présidence, Mwai Kibaki avait fait du Kenya Open un rituel national. Ici, en 2008, il préside, au centre de la table d'honneur, la cérémonie de remise des prix au Muthaiga Golf Club.
Sous sa présidence, Mwai Kibaki avait fait du Kenya Open un rituel national. Ici, en 2008, il préside, au centre de la table d’honneur, la cérémonie de remise des prix au Muthaiga Golf Club.
© Dominique Connan

Le golf kényan est également dépendant de ses soutiens politiques. Pendant plusieurs décennies, Mwai Kibaki, président de la Kenya Golf Union, a consacré l’alliance du monde du golf et de la haute élite kikuyue, puissante dans l’État et les affaires, au point d’honorer chaque année le Kenya Open de sa présence et d’un discours de clôture auquel assistait la crème des hommes d’affaires du pays. Son décès, en 2022, a marqué la disparition du plus éminent des « pionniers africains du golf » : la génération qui a accompagné, dans les années suivant l’indépendance, l’africanisation du golf kényan.

Ses successeurs à la tête du pays ont montré moins d’intérêt pour le sport, jusqu’à William Ruto, qui, depuis son élection, laisse à son ministre des Sports la charge de clôturer l’évènement.

Un rapport fantasmé à la mondialisation

Le golf, qui ne bénéficie au Kenya d’aucun parcours public, relève des clubs privés pour son développement. À demi-mot, la qualité de ces infrastructures est remise en question. Les joueurs professionnels du Kenya Open auraient déploré l’aridité du parcours du Muthaiga Golf Club, qui fait pourtant la fierté du pays. Nairobi est proche de l’équateur et connaît un climat sec et ensoleillé au mois de février. Afin de compenser le manque d’eau dans les sols, des jardiniers du Muthaiga arrosaient abondamment les greens en plus de l’arrosage automatique, mais les chemins empruntés par les spectateurs montraient l’état naturel des pelouses jaunies par le soleil. « L’effort pour prendre soin des terrains n’est pas bon pour l’environnement. Les types d’herbes [utilisés sur les terrains] ne sont pas endémiques au pays, ce qui perturbe l’écosystème », critique un jeune membre d’un club de la capitale, comme pour évoquer la greffe contrariée du golf au Kenya. 

Le rapport fantasmé à la mondialisation est celui d’une classe sociale prospère très minoritaire, dans un pays qui connaît une forte croissance économique mais où plus de 30 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Le monde du golf kényan est d’abord une enclave où se séparer du reste de la société offre espoir et insouciance. Mais cette enclave est elle-même troublée par les divisions d’une élite qui n’est pas homogène. Dans la sociabilité quotidienne, les clubs donnent à voir, en effet, de multiples divisions : Africains, Indiens et Européens s’y mélangent rarement ; hommes et femmes y sont le plus souvent séparés, et, d’un club à l’autre, il n’est pas rare que les luttes pour le contrôle de l’institution ravivent les divisions générationnelles et ethniques qui structurent profondément les classes dirigeantes du pays.

Enfin, le monde du golf est très hiérarchisé, et une carte de membre du Muthaiga ou du Karen – les deux cercles les plus prestigieux de Nairobi – vous place bien au-dessus des joueurs du Vet Lab ou du Royal. 

À la clôture du tournoi, en préambule à la remise des prix, le sponsor Kenya Airways – qui a fait de la formule The Pride of Africa sa devise publicitaire – a fait tourner à basse altitude un Boeing 737-800 à ses couleurs au-dessus de la foule émerveillée. Les passages de l’aéronef enregistrés sur les téléphones tendus vers le ciel illustraient, bien sûr, le décalage entre les aspirations d’une élite sociale tournée vers le monde et la saillance des enjeux écologiques, dans un pays particulièrement exposé aux effets du changement climatique par l’importance de l’agriculture et du tourisme dans son économie.

Mais c’est aussi vers les horizons de Dubaï, du Qatar ou de Singapour que se tournaient les regards, autant de pays où la prospérité économique se conjugue volontiers avec les inégalités les plus criantes. Car dans une mondialisation qui renvoie le Kenya, classé 146e sur 193 en termes d’indice de développement humain, à une place subalterne, le golf est aussi une stratégie de rattrapage pour une minorité.


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