Trésor d’archives

Sénégal. L’ambassadeur, l’équarrisseur et le chalutier breton

Histoire · En 1960, le premier ambassadeur de France à Dakar, Claude Hettier de Boislambert, se lance dans l’acquisition d’un chalutier breton auprès d’un de ses amis, l’industriel et aventurier Marc Péchenart. Des années plus tard, le ministère des Affaires étrangères découvre que le navire, délabré, a été payé, acheminé dans la capitale sénégalaise et entretenu à grands frais de manière irrégulière.

Marc et Martine Péchenart (à gauche), et Claude Hettier de Boislambert (à droite). En arrière-plan, le Tohy en 1959, devenu l’Antoine-Bissagnet en 1961.
© Paris Match / Archives de Lorient (fonds Anita Conti)

Avec ses quinze mètres de long, son moteur de 150 chevaux tout neuf, son lance-harpon, ses lignes à baleine et sa peinture blanche encore fraîche, le Tohy a fière allure quand il quitte le port breton de Concarneau. En ce mois de janvier 1961, le capitaine Mahé prend la mer avec un temps idéal, exceptionnellement doux pour cette saison. Mahé doit d’abord rejoindre Bordeaux, puis embarquer avec le Tohy sur le cargo Cabinda, de la Compagnie des chargeurs réunis. Sa destination, Dakar, au Sénégal, est à plusieurs jours de navigation. L’arrivée est prévue autour du 25 janvier, si tout se passe bien. Mais déjà, le Tohy vibre de toutes parts : les modifications visant à ajouter des quilles anti-roulis n’ont semble-t-il jamais été testées. Le nouveau propriétaire, Claude Hettier de Boislambert, premier ambassadeur de France au Sénégal, devra régler le problème.

Le thonier n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était six mois plus tôt, quand il partait en mer harponner des requins pèlerins pour alimenter les usines de la Société française des industries maritimes (SFIM). La compagnie appartient à Marc Péchenart, qui a succédé à son père. Cet industriel flamboyant, dont le groupe familial, basé à Paris et en Bretagne, s’est spécialisé dans l’équarrissage, avait défrayé la chronique des journaux people en décembre 1957. Paris Match et la France s’étaient passionnés pour son mariage avec Martine Raulin dans l’usine de traitement de graisses des éléphants de mer qu’il venait d’installer sur les îles Kerguelen, dans l’océan Indien1. Lui et sa femme avaient été déclarés les premiers mariés des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). Le couple avait même reçu les félicitations du général Charles de Gaulle.

Péchenart avait monté ce projet d’usine avec l’aide de son frère d’armes Pierre Sicaud, lieutenant de la France libre aux multiples médailles, administrateur colonial et fondateur de la station scientifique Port-aux-Français aux Kerguelen. Les deux amis partagent une même passion pour l’Afrique : Sicaud est issu de l’École nationale de la France d’outre-mer, il a servi à Madagascar et à Djibouti pendant la guerre ; Péchenart, féru de chasse à l’éléphant, possédera un domaine de 700 000 hectares en Centrafrique, sous Jean-Bedel Bokassa (au pouvoir de 1966 à 1979), où viendront de nombreuses personnalités, dont le président français Valéry Giscard d’Estaing.

Mais en 1960, Péchenart est inquiet. Les affaires ne vont pas très bien. L’usine à Kerguelen ne fonctionne pas comme prévu. Et, même aidé par son frère Claude, il a du mal à gérer les activités de toutes ses filiales. La vente du Tohy pour 60 000 francs (environ 103 000 euros à l’époque) tombe à pic. L’affaire a traîné en longueur. Les tractations avec son ami Claude Hettier de Boislambert ont débuté dès l’été 1960. Premier ambassadeur de France au Sénégal, ce dernier lui avait fait part, en juillet, de son intention d’acquérir un bateau au nom de la toute nouvelle chancellerie afin de promener ses hôtes de marque, notamment jusqu’à l’île de Gorée, située au large de Dakar. Également pêcheur au gros et chasseur – il sera associé à Péchenart dans l’aventure centrafricaine –, il compte par ailleurs utiliser le Tohy pour son loisir personnel.

Une vie d’aventures

Acheminer un thonier breton à Dakar n’est pas simple. Hettier de Boislambert n’est cependant pas homme à reculer devant les difficultés. La vie de cet aristocrate normand, né en 1906 à Hérouvillette, dans le Calvados (nord-ouest de la France), est un vrai roman. Fils de la comtesse Henriette de Bonneval, financièrement bien pourvu grâce à la rente que lui procure le domaine familial de Sainte-Marie-du-Mont (dans le département de la Manche), il parcourt le monde après ses études de droit et de sciences politiques.

Il se passionne pour l’Afrique, terrain de chasse apprécié par l’aristocratie française pour sa faune exceptionnelle et les récits d’aventures plus ou moins romancés qu’on peut en tirer pour impressionner la haute société. Il épouse la fille de la comtesse de Maleville, Solange, dont il divorcera dans les années 1940. De cette union naît un fils, qui restera aux côtés de sa mère dans le château de Saint-Augustin, dans l’Allier. Le parc a d’ailleurs abrité jusqu’en 2002 un célèbre zoo avec des lions et des éléphants, dirigé de 1967 à 1972 par un jeune photographe nommé Yann Arthus-Bertrand.

Marc Péchenart (1927-2008) était connu pour être un féru de chasse à l'éléphant.
Marc Péchenart (1927-2008) était connu pour être un féru de chasse à l’éléphant.
© DR

Lieutenant de cavalerie lors de la mobilisation de 1939, Claude Hettier de Boislambert traverse la Manche à bord du Guinean lors de la débâcle de 1940. Au lendemain de l’appel du 18 juin 1940, il rejoint le cabinet du général de Gaulle. Il participe en soutien de l’intérieur à la tentative de débarquement franco-britannique à Dakar, le 23 septembre 1940. Un échec à la suite duquel il est arrêté par les Allemands après cinq jours à errer dans la brousse avec un autre résistant, Antoine Bissagnet. Condamné aux travaux forcés, il s’évade avec son comparse et rejoint Londres, d’où il accomplit de nombreuses missions en Afrique, puis en métropole, lors de la libération de la France, au cours de laquelle il est blessé à Rennes le 2 août 1944.

Son engagement auprès du général de Gaulle l’amène à siéger, en 1944, à l’Assemblée nationale consultative. Il retrouve l’Afrique en présidant la commission des colonies. Député de la Manche de 1951 à 1956, il est finalement nommé en 1960 par Charles de Gaulle haut représentant auprès de l’éphémère Fédération du Mali à Dakar2. Ce nouvel État fait long feu, non sans l’intervention de la France et d’Hettier de Boislambert en particulier, qui a « finement manœuvré », selon le « Monsieur Afrique » de De Gaulle, Jacques Foccart3. C’est après cet événement et la proclamation de l’indépendance du Sénégal, le 4 avril 1960, qu’Hettier de Boislambert devient officiellement le premier ambassadeur de France dans le pays dirigé par Léopold Sédar Senghor.

Profiter de sa passion

Un diplomate se souvient de Boislambert : en 1962, Jean-Marc Simon, futur ambassadeur au Gabon, en Centrafrique et en Côte d’Ivoire, le rencontre à l’occasion d’un voyage scolaire en bateau qui fait escale à Dakar. « Claude Hettier de Boislambert, compagnon de la Libération, écrit-il, admiratif, dans Secrets d’Afrique. Le témoignage d’un ambassadeur (Le Cherche-Midi, 2016), avait été désigné pour Dakar par le général de Gaulle comme d’autres anciens de la France libre, le colonel Roger Barberot à Bangui ou le commissaire de la marine Jacques Raphaël-Leygues à Abidjan. Ce petit homme jovial nous reçut pour un méchoui au parc zoologique. J’étais fier de pouvoir échanger quelques mots avec cette belle figure du gaullisme et de la France libre. »

C’est fort de ce statut qui en impose, et sur les fonds politiques de la chancellerie, comme s’en rendra compte plus tard le ministère des Affaires étrangères, que le diplomate décide d’acquérir un bateau de pêche dont la fonction principale sera de lui permettre, à titre personnel, de profiter de sa passion. Son ami Marc Péchenart lui fait d’ailleurs remarquer que les eaux sénégalaises regorgent de cétacés, dont « des baleines à bosse » et des « baleines de Minke ». « La viande pourrait être vendue à la population locale », écrit-il dans un courrier daté d’août 1960, lançant, par là même, l’idée d’une usine d’équarrissage dont il serait naturellement le propriétaire. Cette lettre, première d’une longue série d’échanges épistolaires retrouvés par Afrique XXI, est l’occasion pour l’industriel de proposer à Boislambert quatre bateaux : le Tohy, le « Lieutenant Dufour », l’« Elsica » (un ancien patrouilleur américain), et une baleinière lui appartenant personnellement.

Lors des échanges suivants, Péchenart ne cesse de vanter la bonne affaire, allant jusqu’à envoyer des petites annonces de vente de bateaux, « pour donner une idée du marché ». Cette lettre, datée du 8 septembre 1960, un tantinet pressante, arrive à Dakar deux semaines après un terrible drame qui fait oublier, du moins pour un temps, le projet à Boislambert : le 29 août, peu avant 7 heures du matin, le vol Air France 343 s’est abîmé en mer, à deux kilomètres des côtes sénégalaises. Parti de Paris la veille au soir à destination d’Abidjan, il devait faire escale à Dakar mais fut victime, selon les éléments de l’enquête, des mauvaises conditions météorologiques. Il n’y a eu aucun survivant : huit personnels d’équipage et cinquante-cinq passagers ont péri.

Le « déguiser en yacht de plaisance »

Voilà qui n’arrange pas les affaires de Marc Péchenart. Il doit patienter jusqu’en novembre pour que les choses s’accélèrent enfin. L’ambassadeur de France confirme son choix dans une lettre du 24 novembre 1960 : il opte pour le Tohy, le plus cher des quatre navires proposés, pour « 60 000 nouveaux francs ». Péchenart avait proposé d’enlever le lance-harpon et de lui céder le bateau pour 10 000 francs de moins… Mais Boislambert conserve le harpon et il demande à son ami de repeindre le chalutier en blanc afin de le « déguiser en yacht de plaisance ».

Des extraits de la lettre datée du 24 novembre 1960, dans laquelle Boislambert confirme son choix.
Des extraits de la lettre datée du 24 novembre 1960, dans laquelle Boislambert confirme son choix.
© Centre des archives diplomatiques de Nantes / Afrique XXI

Le post-scriptum de ce courrier du 24 novembre vaut le détour : Hettier de Boislambert demande en outre à Péchenart de faire établir par « un expert quelconque » un dossier de conformité « qui déclare que le bateau est en bon état et sain et que le prix demandé correspond parfaitement à sa valeur marchande ». Il s’excuse « beaucoup de devoir demander cela ». Une précaution, selon le diplomate, au cas où l’administration viendrait fouiner dans ce petit arrangement entre amis.

Le Tohy et le capitaine Mahé arrivent finalement à Dakar le 27 janvier 1961. Le bateau est rebaptisé par l’ambassadeur : il choisit le nom de son compagnon d’armes croisé dans la capitale sénégalaise vingt ans plus tôt, Antoine Bissagnet. Ce dernier a eu moins de chance que Boislambert en perdant la vie au combat, le 11 août 1944, en Normandie. Un bel hommage. Mais l’épopée du navire Antoine-Bissagnet va elle aussi connaître une fin tragique.

Non seulement Boislambert aura peu l’occasion de s’en servir, puisqu’il quitte Dakar dès 1962 (après avoir été nommé par Charles de Gaulle Grand Chancelier de l’Ordre de la Libération), mais son entretien se révèle en plus extrêmement coûteux. C’est l’avis du nouvel ambassadeur, Lucien Paye, qui propose dès son arrivée d’acheter à la place une vedette plus légère et plus pratique pour promener « des hôtes de marque ». D’autant que la Société de géophysique à Dakar est prête à racheter le chalutier pour 80 000 francs. Acheté 60 000 francs en 1960, les 20 000 francs récupérés « correspondraient aux frais depuis 1960 », argumente le diplomate. Ce proche du général de Gaulle, futur ministre de l’Éducation, réitère son idée à la fin de l’année, précisant que « ce thonier comporte notamment un canon lance-harpon et un appareillage assez encombrant dont l’utilisation convient assez mal à l’accueil des visiteurs ». La messe semble dite.

Une fin en eaux troubles

Sauf qu’au lieu de finir sa vie à explorer les fonds marins, l’Antoine-Bissagnet va lentement se délabrer dans la rade de Dakar – tout en servant occasionnellement aux diplomates successifs. En 1964, il est déjà en piteux état. L’ensemble du roof4 est à refaire. Tout comme la chambre de navigation et la chambre des cartes. Les circuits électriques laissent présager des courts-circuits. Les hublots, la barre de commande moteur, le calfatage, le pont et la coque, le plat-bord… Tout est à restaurer ou à changer. Quatre ans plus tard, l’Antoine-Bissagnet sombre toujours. Selon un autre audit réalisé en 1968, il est dans « un très mauvais état général ». Les lames du pont sont « pourries à 50 % », déformées par le séchage et décollées, les coutures sont ouvertes de 1,5 cm. Sur les plats-bords, les morceaux sont « arrachés sur 1 cm ». Et « vu l’écartement des coutures de la carène, tout calfatage s’avère inutile », remarque une expertise. La réfection nécessiterait « 135 jours de travail » et une petite fortune. L’affaire ne s’arrête pas là.

En 1969, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères constate que le chalutier ne figure pas sur l’inventaire du Quai d’Orsay, précisant qu’aucun crédit n’est accordé pour son entretien ou son utilisation, qu’il n’est pas assuré, n’a pas de permis de navigation et que sa coque est en très mauvais état. De plus, l’entretien et l’achat du gazoil sont imputés sur le crédit « achat, fonctionnement et entretien du matériel automobile », « ce qui est une irrégularité qui peut faire l’objet d’une demande d’explication de la Cour des comptes, voire d’une action devant la cour de discipline budgétaire », d’après une « Note au sujet de l’Antoine-Bissagnet » datée du 11 mars 1969.

Il s’agit là de la dernière trace écrite de l’Antoine-Bissagnet, ce caprice d’un ambassadeur qui a fini ses jours en eaux troubles. Peut-être repose-t-il toujours au fonds du port de Dakar ?

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1Paris Match n° 487, 9 août 1958.

2En 1959, le Sénégal et le Mali projettent de se réunir au sein de la Fédération du Mali. Formalisée en juin, cette union explosera en août 1960.

3Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, tome 1, Fayard/Jeune Afrique, 1995.

4Petit logement généralement situé à l’arrière du pont supérieur d’un bateau.